Corps rituels : la fabrique du religieux en pays mandingue (Mali, Guinée, Côte d'Ivoire)

Recension rédigée par Josette Rivallain


Ce livre traduit, au rythme de l’Afrique actuelle, la diversité des mondes se référant au religieux, au passé et à ses différents courants. Il est agencé en deux parties correspondant à deux axes distincts de ces phénomènes, illustré d’une sélection judicieuse de photographies de terrain et doté d’une riche bibliographie. Il est difficile à présenter car le contenu de chacune de ses parties ne peut s’énoncer en un discours précis tant les données abordées sont complexes et hors des normes habituelles. Pourtant, à travers descriptions, exemples à l’appui, l’on peut percevoir l’intensité de la réalité exprimée, le poids du passé véhiculé, les modes d’intégration à l’actuel, de ses sages et les réactions de ceux qui y adhèrent.

Dans cette vaste région de l’Afrique de l’ouest, s’est installée une population dont les ancêtres vivaient plus au nord, à une époque de climats plus cléments, puis qui se sont déplacés en direction de la zone forestière, très impliqués dans le développement des Empires de la Boucle du Niger, eux-mêmes en contact avec des univers très éloignés, surtout à travers les voies terrestres. Dans l’Empire de Mali, la confrérie des Chasseurs jouait un rôle très important auprès du souverain. L’Islam s’y est introduit dès le VIIIe siècle AD, avec des formes variées. Ainsi divers courants religieux se sont succédés et imbriqués au fil des siècles, s’impliquant dans les structures sociales et politiques.

L’auteur est chercheur et anthropologue, membre de plusieurs institutions dont l’EPHE et l’IMA. Elle a débuté sur ce terrain au début du XXIe siècle, dans cette zone où subsiste une ancienne unité culturelle et a déjà publié nombre de ses travaux. Elle présente ici un point des résultats obtenus par ses enquêtes s’appuyant sur les travaux publiés de ses pairs, largement cités, dressant un tableau vivant d’une société en pleine mutation se référant à des aspects religieux plus ou moins ostentatoires destinés à permettre aux contemporains de mieux vivre, pouvant s’exprimer lors de festivals. Les phénomènes religieux actuels sont gérés par des experts rituels, font référence à différents aspects du passé des habitants de la région, amalgamant des éléments plus récents : quels que soient les phénomènes, plutôt liés à la vie rurale, ou de manifestations plus associées à la ville, intégrant les éléments extérieurs au vieux fond mandingue, certains déjà anciens.

Cela a été possible par la qualité développée par l’auteur à entrer en contact avec les habitants, et dans la confiance des responsables, tirant partie de l’organisation des associations qui gèrent les manifestations. Les structures de ces modes de fabrique du religieux soulèvent la question de l’identité : celle de la communauté et des groupes qui la composent. L’auteur se livre à un exercice complexe de compréhension de multiples courants religieux, de leurs évolutions, de la variété des leurs expressions, approche sociétale incluant à la fois histoire religieuse, histoire plus classique, mais également politique et psychanalyse. Rien de théorique, de théologique dans cela, mais une recherche de qualité de liens vis-à-vis de soi-même et des membres du groupe. C’est également un mode d’assimilation des aspects de la religion traditionnelle et des apports successifs de mondes étrangers, dont, celui de l’Islam, lui-même arrivé en plusieurs étapes.

Divers courants religieux sont présentés ici :

Celui des Donsow, celui des féticheurs, puis l’activité du culte de possession accompagné de sacrifices et de transes, souvent associés à la danse et à une phase oraculaire. Chacune de ces pratiques est associée à la présence de spécialistes, à des matières à croire, des modalités de mise en série et la mise en évidences de rapports entre le visible et l’invisible. Ainsi, ces pratiques rituelles permettent d’améliorer la compréhension du rituel comme mode d’engagement.

L’ancienne confrérie des Chasseurs, les Donsow, s’exprime lors de festivals. Les artistes de cette société initiatique se réfèrent aux vieilles traditions, mais ne touchent que quelques catégories socio-professionnelles. Son introduction massive s’est développée à l’époque coloniale et après l’Indépendance. Ses membres proviennent de différentes régions du Mali. C’est au début du XXIe siècle que deux rencontres des chasseurs avaient été mises en place par le gouvernement malien. Leur association vit des cotisations de ses membres, dispose de nombreux contacts grâce aux réseaux sociaux, aux formes en ligne, à la radio et obtient de nombreux parrainages. Ceci s’accompagne de nouvelles pratiques, avec des sociétés initiatiques masculines imprégnées de traditions islamiques, éloignées des pratiques mandingues bien plus fluides, et de la pratique de la géomancie. L’auteur, en 2017, a pu assister à l’une de leurs manifestations organisée par une structure issue de la société civile.

Dans les pratiques hétéroclites actuelles, l‘auteur voit apparaître deux grands courants : celui des Donsow souvent associés à des éléments de l’Islam, et celui des féticheurs qui, eux, incorporent d’autres aspects dont la possession et sont plus souvent dans les campagnes. Toutefois, certains cumulent les deux, comme les spécialistes qui préparent les remèdes à base de plantes. Rien n’est figé et les différents aspects se nourrissent les uns les autres. Ainsi les libations aux entités tutélaires de la chasse étaient à base de bière de mil au milieu du XXe siècle, remplacée maintenant par de l’eau. Le nom d’Allah a été peu à peu introduit dans les formules prononcées lors des offrandes. On éprouve toujours le besoin de recourir à de nouveaux rituels afin de se prémunir contre tous les malheurs liés à l‘incertitude sur l’identité des êtres. Ce mouvement, Donsoya, tourne autour de la chasse : les chasseurs, Donsow, symbolisent le passé précolonial présenté comme glorieux et sont réputés détenir des pouvoirs et des savoirs, tel celui de la métamorphose, les rendant aptes à traverser divers plans d’existence, à se mouvoir entre le village et la ville, entre la tradition et la modernité. La construction de leur personnalité repose sur une pratique cynergétique et ils exercent dans plusieurs sphères très différentes de celles de l’Islam, allant au-delà du quotidien.

L’auteur poursuit son étude par le culte de possession accompagné de sacrifices et de transes, souvent associés à la danse et à une phase oraculaire. Chacune de ces pratiques est associée à la présence de spécialistes, à des matières à croire, des modalités de mise en série et la mise en évidence de rapports entre le visible et l’invisible.

 La pratique des féticheurs s’appuie sur le recours aux « choses-dieux » auxquelles on a recours quand on a un soupçon après des séries de mésaventures répétées. On devient expert après de multiples épreuves et privations corporelles au travers desquelles, le féticheur s’appuie sur ses interlocuteurs non humains lui permettant d’éloigner leurs forces ; certains ont une réelle réputation.  Leur présence a dû se renforcer au cours des siècles, lors des épisodes de violence car on y avait recours pour renverser les rapports de force. Le sacrifice, notamment de poulets, est une étape importante de leurs pratiques.

Les fétiches sont des « choses-être » qui agissent mais ne pensent pas obligatoirement. On y a accès par l’intermédiaire d’offrandes, sortes d’agents de communication. Leurs formes peuvent être très variées et ils vivent dans l’obscurité. Leur habitat est imprégnés d’odeurs fortes de plantes, de sang de bière, de cola, les mouches abondent, ce qui constitue une atmosphère déstabilisante. Les cérémonies qui leurs sont dédiées peuvent être très coûteuses. Le sacrifice constitue un mode de communication entre les humains et certaines puissances, ainsi qu’un moyen de produire de telles puissances, preuve de l’inventivité à travers des créations matérielles qui gèrent les relations sociales. Leur construction est complétée par la parole sous forme d’assonances, d’allitérations autres que la parole ordinaire. Ainsi les fétiches deviennent des agents extraordinaires et proches des humains qui sollicitent leur protection vis à vis d’un monde menaçant. Le féticheur crée une véritable mise en scène avec contrôle de sa respiration, de son expression corporelle, usant d’un timbre de voix particulier.

Le fonctionnement des rapports rituels « objet-sujet » est complexe, confronté à la place de plus en plus importante prise par l’Islam, ce qui permet difficilement d’évaluer l’impact du culte des fétiches. On se retrouve dans une relation simultanée de soi à l’autre et de l’autre à soi interne et externe au sujet qui la construit : certains objets investis par des êtres invisibles deviennent des sortes d’extension agissante des humains, nouent avec eux une relation durable.

De là sont nées des associations, dont certaines prônent le retour aux sources et le rejet des influences étrangères, tentent de reconfigurer le contexte religieux local et de faire reconnaître leurs vues au pouvoir politique, grâce à la construction de réseaux nationaux et transnationaux. Les relations y varient en lien avec de nombreux facteurs : origine familiale, formation scolaire, lieux et parcours de vie.

-Le culte de possession, ou les génies urbains et leurs maîtres :

Il correspond au monde des nouveaux entrepreneurs : actuellement, les officiants des cultes de possession prolifèrent dans les grandes villes africaines. Ce culte doit remonter au XIXe siècle. Il a été signalé dans les années 1930, sans plus de précisions. Toutefois, il existe des divergences entre monde rural et monde urbain : le premier est masculin alors qu’en ville les femmes occupent des rôles d’officiants. Ces spécialistes ont tendance à étaler leur richesse, à s’orner d’accessoires, d’habits coûteux, de parfums, de maquillage peu discrets, d’outils de la modernité à côtés baroques, ce qui peut être un trait distinctif des cultes de possessions africains.

A leur adhésion, président deux scénarios : la maladie ou une transe. La personne possédée est interrogée sur le nom du génie responsable de son état, puis soumise à des bains rituels et à des sacrifices. Son officiant devient son maître. Une fois guérie, le maître lui fournit le matériel de culte, souvent placé dans une calebasse recouverte d’un pagne blanc, nécessaire pour s’établir à son compte.

Les adeptes excellent dans l’art de la métamorphose et incorporent volontiers des éléments de la religion musulmane : prières, attributs vestimentaires : l’entrée dans la case des génies s’accompagne de salutations arabes. Des accommodements sont possibles lors du mois du Ramadan, bien que les musulmans condamnent ces pratiques, pourtant le Coran atteste de l’existence de Djins organisés en tribus. Le brassage de différentes cultures offre un panthéon intégrant également les principaux acteurs et responsables de la période coloniale. L’organisation des fêtes qui s’étalent sur plusieurs jours, repose sur l’esthétique, dont celle du costume, et l’absence de retenue, ce qui contraste avec la discrétion propre au Mali. Et, lors des cérémonies, les adeptes passent de moments de sourires radieux à des moments de confusion, expression de la capacité des divinités de passer rapidement de la joie à la colère à travers une mise en scène ostentatoire. Au lever du jour, le sacrifice consiste en l’immolation de poulets, de pintades, de vaches et en l’offrande d’œufs jetés dans la mare. Les cérémonies s’étalent sur plusieurs jours, accompagnées de danses et de mouvements du corps très étudiés qui sollicitent de nombreux muscles. Sauts, roulades, témoignent de l’authenticité de la possession, plaçant les danseurs dans une situation hors du normal, et douloureuse. Avant de prêter leur corps à un génie, ces possédés attirent l’attention sur leur conduite à travers des sons qu’ils émettent, pièges à penser troublants et difficiles à cerner. Il apparait que, à l’échelle d’une vaste région, dans les sociétés africaines, les codes de la transe semblent suivre des codes aux directions semblables : les paroles sont prêtées à des agents non humains qui énoncent l’oracle par le truchement du possédé, debout, corps immobile, yeux mi-clos. La sortie de la transe s’accompagne d’une forte tension musculaire, accompagnée d’une grande fatigue. Dans ces cultes des génies, les doubles deviennent réels ; l’orchestre, aux instruments variés, passe des chants traditionnels à une musique musulmane, le volume est toujours très sonore et participe à la saturation de l’atmosphère. 

Ces épreuves permettent d’identifier les fétiches et la maladie, aux génies de prescrire des remèdes constitués de sacrifices et de mélanges de végétaux, sur le modèle des spécialistes islamiques.

La pratique de la possession permet au malade de ne pas avoir à parler en son nom et de ne pas être responsable des paroles prononcées, sinon, il pourrait être considéré comme fou. Cela lui permet de se forger une nouvelle identité. Les génies peuvent être potentiellement dangereux, spécialement en milieu rural, mais plutôt bienveillants en milieu urbain. Ils ne s’apparentent pas à des apparitions, mais à des présences familières, formant une sorte de panthéon composé de plusieurs collectifs calqués sur l’organisation de la société mandingue et très structurés. Chacun a ses qualités et ses défauts et ils entretiennent des relations très proches de leurs élus humains. Dans les rapports génies-humains, ces derniers pensent que les premiers peuvent les aider à vivre car ils possèdent des savoirs et des pouvoirs supérieurs aux leurs. Il revient au maitre de maîtriser les génies, et, avec l’expérience, cela lui permet de se forger une nouvelle identité plus complexe.

Ainsi, il n’existe pas de limite précise entre la transe et l’état de veille, entre soi et l’autre, entre espace cultuel et espace privé. L’ostentation vise à aider les gens à satisfaire les autres, s’ils ont confiance en eux. La possession permet de reconfigurer et d’assimiler les expériences douloureuses du passé tant privé que collectif : comment vivre au mieux avec les autres et avec soi-même.

Le livre dresse un tableau particulier d’une vaste région de l’Afrique de l’ouest, répertoriant deux ensembles de pratiques religieuses distinctes tenant en compte la récente sphère islamique, analysant leurs caractéristiques, observant que ces pratiques reposent sur la mobilisation extra-quotidienne du corps et qui diffère dans chacun des cas. En effet, le Donsoya implique une façon de mouvoir sans cesse le corps, de le purifier, sans suivre pour autant des règles précises, sans jouer de personnage, évitant tout contact visuel avec les autres êtres. Il est discret. Par contre, dans le culte des génies, plus urbain, on cherche à se donner à voir par des attitudes, des tenues, des accessoires ostentatoires. Les adeptes sont en mouvement constant alors que le féticheur est immobile et présente les aventures des fétiches en action, pratique les sacrifices dans un cadre sensoriel déstabilisant à travers le contrôle de sa respiration, de sa voix, de sa posture et de ses gestes. Il s’exprime comme l’homme puissant qu’il est devenu grâce à sa pratique rituelle. Dans ce cas, les transes sont maîtrisées, avec brouillage des frontières établies entre soi et l’autre. Dans l’un et l’autre exemple, les rapports demeurent paradoxaux : avec le Donsoya, il s’agit de la prédation, dans celui des fétiches, de la parenté inscrite dans un contexte particulier, associant prédation et parenté.

Afin de disposer d’une plus grande capacité d’action, tout se passe comme si, quel que soit l’ensemble concerné, leurs membres puissent disposer d’une plus grande capacité d’action, la déléguant à un tiers, un animal, pour permettre la construction de leur propre personnalité indissociable du moi humain. Ce processus de construction fait appel à des plans d’existences parallèles peuplées de créatures, formes mineures du divin, à jamais inachevées. Hommes et Femmes ont besoin de petits dieux pour devenir eux-mêmes.

Ces années-ci, ces formes de religion prennent des accents nationalistes, notamment chez les Donsow, accompagnés d’un retour aux sources et afrocentrées.

Dans ce livre écrit dans une langue souvent complexe, l’auteur abord deux phénomènes sociaux, politiques et religieux propres au vaste monde mandingue autour de deux sortes « d’églises », amalgame de religions traditionnelles et d’éléments de l’Islam, l’un avec des manifestations discrètes, l’autre, ostentatoire, images d’un monde en mouvement confronté à des problèmes d’identité et de repères, faisant appel à un lointain passé non lié aux techniques des études historiques.

Cette publication représente une véritable somme de travail de terrain et de réflexions, relevant, certes, du religieux, mais également du social, de la santé, surtout de la santé mentale du groupe et de l’individu, avec des impacts sur la vie politique, forme d’approche psychanalytique adaptée à des contextes culturels et cultuels des cultures propres à ce continent.