Auteur | Albert de Surgy |
Editeur | l’Harmattan |
Date | 2023 |
Pages | 254 |
Sujets | Ethnologie Togo Roman XXIe siècle |
Cote | 68.217 |
Par son caractère anodin, le titre de cet ouvrage est presque trompeur car c’est à en découvrir « la singularité et la richesse d’une certaine conception africaine de l’homme » que le grand ethnologue Albert de Surgy invite ses lecteurs. Anecdotes du quotidien et réflexions sont ainsi prétexte à une leçon magistrale sur ce qu’est une société traditionnelle et sur ce qu’ethnographier veut dire. L’argument est de suivre les activités d’un apprenti ethnographe fictif baptisé Bernard Mauduit. Ce nom est sans doute un hommage à Bernard Maupoil et à sa classique « Géomancie à l'ancienne côte des Esclaves », travail qu’il a lui-même prolongé en écrivant « La géomancie et le culte d'Afa chez les Evhe du littoral ». Au long d’un récit qui respecte une stricte unité de temps (une journée) et de lieu (les alentours de la ville de Dapaong dans le nord du Togo), le lecteur va partager les réflexions et états d’âme du doctorant désargenté et exalté.
Les portraits vivants et sensibles du jeune Bernard, de la famille qui le loge, de l’équipe locale qui l’entoure (chauffeur, assistant de recherche-traducteur) et des aînés détenteurs du savoir qu’il fréquente sont prétextes à une réflexion de fond. D’une plume particulièrement élégante et subtile, Albert de Surgy souligne l’ambiguïté des échanges de ces divers protagonistes dans l’atmosphère lourde du Togo post-colonial. La férule d’un président qui allait soumettre le pays à 37 ans de dictature est en effet bien palpable. Les rapports de l’ethnographe avec détenteurs des savoirs religieux des Mwaba font l’objet de passages d’une justesse parfaite : au-delà de la méfiance et de l’incompréhension toujours prêtes à surgir, c’est la fascination et l’empathie réciproques qui les lient. Quel ethnographe n’y retrouvera une part de son propre vécu ? Au fil de la journée et des rencontres que fait Bernard, à partir des situations concrètes auxquelles il est confronté, la réflexion se porte de tous côtés, nourrie par la familiarité du jeune homme avec le milieu où il travaille. Elle concerne par exemple les manières éducatives des Mwaba (p. 101) tout juste effleurées en passant, la situation des femmes (p. 234 et suivantes), les limites de la mise en œuvre du développement dans le monde paysan togolais des années 1970 (p. 95 et 132), l’intrusion de la modernité qui suscite l’apparition d’un antagonisme de classe (p. 105) menaçant le mode de vie que ces paysans ont hérité de leurs aïeux.
Teintées d’amertume, certaines pages évoquent combien douloureuse est l’indifférence témoignée à Bernard par ses maîtres et certains de ses collègues : « Nul ne l’avait mis en garde contre quoi que ce soit. Nul ne l’avait accoutumé près de lui aux difficultés du travail en brousse » (p. 66). Bien des jeunes ont hélas encore à connaître aujourd’hui cette sorte d’abandon sur le terrain qui pourrait bien être un passage initiatique imposé plus ou moins consciemment par les chercheurs confirmés. La froideur qui s’exprime à l’égard de l’étudiant peut aussi rendre le tour du mépris et de la malveillance : Bernard « raccordait l’exercice de chaque activité à un invisible monde fort complexe d’une façon si merveilleuse que ses amis et ses collègues murmuraient entre eux qu’il interprétait abusivement ses données et s’arrangeait pour extorquer aux initiés qu’il visitait des réponses allant largement au-delà de leur pensée » (p. 81).
Traitement fort rude pour un étudiant talentueux et totalement dévoué à sa tâche. La cruelle vérité ainsi décrite (p. 156) est, hélas, toujours d’actualité car la clairvoyance et l’honnêteté peuvent singulièrement manquer chez les scientifiques… Dans la grande précarité matérielle qui est la sienne, Bernard apprend à évaluer par lui-même ses propres limites physiques et psychiques. Il s’angoisse au sujet de ses maigres finances, de ses malaises et des dangers sanitaires. Il tente de ne pas s’exposer inutilement à des dangers ou fatigues susceptibles de compromettre la qualité ou même la possibilité de son travail. L’état du véhicule, faute duquel son rayon d’action se réduirait redoutablement est par exemple une préoccupation tournant à l’obsession. Là encore les choses ont peu changé : quel chercheur de terrain ne connaît pas ce tourment ?
Bernard doit aussi savoir écarter poliment quémandeurs et séductrices et se débrouiller comme il peut avec le sentiment de culpabilité qu’entraîne le grand dénuement des gens qu’il côtoie. Il lui faut surtout se montrer à la hauteur des savants locaux, savoir « se montrer digne de recevoir [les bonnes informations] en les demandant dans les formes et dans les termes appropriés » (p. 68). Le doute envahit souvent le héros, surtout quand la fatigue pèse : « Ce qu’il allait éventuellement découvrir sur le mode de pensée d’une société éminemment respectable, mais archaïque, présenterait-il quelque importance pour ses semblables ? » (p. 14) ; il se laisse même aller à quelques moments de désespérance (p. 152 à 156). Engagé dans une tâche exigeante, le jeune chercheur, fébrile et tendu se donne entièrement à sa quête intellectuelle. Il s’exerce à pratiquer le décentrement, jusqu’à buter sur les limites de l’exercice. Tous les ethnologues s’y reconnaîtront bien entendu ! Aux incidents triviaux, parfois cocasses, se mêle toujours la progression de sa pensée qui peu à peu s’élabore. L’esprit toujours en éveil, Bernard décrypte les événements grands et petits et les met à profit pour approfondir sa compréhension des Mwaba et de leur pensée religieuse.
Par la bouche de Bernard, Albert de Surgy affirme « la survivance en Afrique noire de remarquables systèmes de représentation de l’homme et de son rôle dans le monde, égalant ceux des plus hautes civilisations occidentales ou orientales » (p. 80). Il déclare que « la partie [sera] gagnée lorsqu’au lieu d’être ravalées au rang d’un folklore propre à égayer des rassemblements politiques ou des groupes de touristes, [les] traditions seront appréciées au plus haut niveau, par exemple enseignées à l’Université de Lomé » (p. 145). Il explique encore que dans la société mwaba d’alors « le rôle des anciens n’était plus de contribuer à la production de vivres et de commodités, mais que tout le bonheur des vivants reposait sur le travail spécifique qui était le leur […]. En somme les vieux mwaba avaient pour rôle d’entretenir la culture […]. Ils n’opéraient plus dans l’univers des choses, mais dans celui des significations » (p. 55). Le chapitre VII intitulé L’exécution d’un autre sacrifice (p. 189-222) est un magnifique moment d’ethnographie. La liturgie à laquelle assiste Bernard - gestes et paroles en sont minutieusement décrits - l’amène à s’interroger, à mettre en relation ses connaissances pour accéder à une compréhension plus précise de ce qui se joue devant lui. Il lui faut beaucoup d’attention et de capacité de synthèse car la clé des énigmes lui est rarement donnée directement par ses interlocuteurs. L’attitude irritante de ceux-ci est justifiée par son assistant quand, lors d’un temps mort particulièrement long et éprouvant, il finit par lui souffler : « Les Blancs croient pouvoir parler de tout à n’importe qui, n’importe quand et n’importe où, mais nous, les Noirs, ne jugeons pas bon d’agir ainsi. Qui peut se permettre de transposer en bavardages ce qui est composé par le Créateur avant même que sa parole n’en ait ordonné l’apparition sur terre ? » (p. 125). C’est dans ce septième chapitre que le lecteur trouvera donc, sous une forme très accessible, un résumé de l’organisation du monde et de son fonctionnement fort complexe tels que les conçoivent les Mwaba, une puissante construction intellectuelle qui englobe le monde de l’invisible.
Pour ses qualités littéraires et pédagogiques, pour l’importance des réflexions qu’il contient et pour l’amour de l’Afrique dont il témoigne, ce très beau livre mérite d’être mis entre toutes les mains. En particulier dans celles des étudiants ethnologues et sociologues qui s’identifieront sans difficulté au jeune héros. À cette lecture, ils gagneront une vision plus exacte de ce que pouvait être la pratique d’un ethnologue honnête et brillant dans une ex-colonie africaine ; on peut espérer qu’ils y perdront aussi certains préjugés.
Ils apprendront surtout comment se pratique une ethnographie respectueuse et de haut niveau.
Les travaux minutieux et pénétrants d’Albert de Surgy inspirent depuis des décennies les chercheurs travaillant dans les sociétés ouest-africaines ; ce dernier ouvrage d’une fraîcheur étonnante va continuer à le faire cette fois par le biais du romanesque et de la leçon de méthode.