Les palmes du savoir-faire : la vannerie dans les oasis du Sahara

Recension rédigée par Anne Fournier


Les vanneries sahariennes méritent-elles un livre de 462 pages ? L’ouvrage de Tatiana Benfoughal, une étude ethno-technologique de ces objets et de la variation de leur statut social au cours du temps en est la preuve. Le travail s’appuie sur les collections du Musée du Bardo d’Alger et du Musée de l’Homme de Paris, auxquelles l’auteure a joint les collectes qu’elle a effectuées entre 1988 et 2009 au cours de missions de terrain en Algérie, au Maroc et en Tunisie. Les objets en question sont soit déjà patrimonialisés, soit en voie de l’être mais encore sous le statut d’objets d’étude et une trentaine de vanneries sahariennes est présentée dans une vitrine des galeries publiques du Musée de l’Homme. Un tel lien avec l’activité muséologique et la recherche ethnologique marque le livre de bout en bout. Celui-ci emprunte sa rigueur et son caractère systématique à la fiche de documentation muséologique et sa pédagogie se nourrit de la pratique muséale et de celle de l’enseignement universitaire. Tout aussi didactique qu’érudit et très bien illustré, l’ouvrage séduira autant les spécialistes qu’un public plus large.

Les oasis, créées par les humains là où l’eau est accessible dans l’immense espace saharien, dépendent d’un vaste réseau d’échanges intra et transsahariens et, selon le contexte de chaque époque, elles sont mises en place, entretenues ou abandonnées. La première partie de l’ouvrage « Oasis » (70 p.), avec ses deux subdivisions « Vallées fertiles au milieu des sables » et « Oasis : lieu d’un tissage social », plantent tout d’abord le décor. Elles décrivent l’espace naturel et humain dans lequel se déroule l’activité vannière. Le repérage est spatial avec des cartes de situation des oasis en Algérie, au Maroc et en Tunisie, une carte des voies caravanières et une carte linguistique. Il est également humain avec un résumé de l’histoire du peuplement de la région par trois grands types de populations (Berbères, Arabes et Subsahariens), un point sur le mode d’occupation actuel des terres et une explication des hiérarchies sociales. Les nombreuses photographies des paysages et des activités permettent au lecteur d’appréhender de manière sensible et très agréablement toutes ces informations.

La deuxième partie « Vanneries », la plus longue (278 p.), introduit aux matières, aux techniques et aux objets produits. Le palmier dattier Phoenix dactylifera L., qu’on plante, entretient et exploite domine de son couvert divers arbres et arbustes fruitiers ainsi que des cultures céréalières, maraîchères et fourragères : il est l’arbre oasien nourricier par excellence. Cette plante, dont les vanniers utilisent plusieurs parties, leur fournit leur principal matériau. Plusieurs pages sont consacrées aux variétés botaniques du dattier, à sa morphologie, à sa reproduction et à son utilité pour les oasiens. Une dizaine d’autres espèces spontanées que les artisans emploient aussi sont présentées plus brièvement. Toutes les étapes de la chaîne opératoire de l’activité vannière sont ensuite détaillées depuis la collecte jusqu’à la finition de l’objet. Les techniques de tressage, depuis les plus simples jusqu’aux plus sophistiquées, sont explicitées et richement illustrées de photographies et de dessins : spiralé cousu, tissé, cordé, lié à plusieurs montants superposés... Le genre des vanniers, les positions corporelles qu’ils adoptent et les lieux où ils travaillent dessinent une sociologie précise et rendent compte d’un savoir-faire conséquent.

La variété des objets produits est étonnante :  ustensiles de cuisine, matériel agricole, de pêche ou de chasse, récipients de stockage et de transport, pièces de mobilier et même accessoires vestimentaires. N’en sont absents ni les récipients étanches pour contenir des liquides (p. 154-159), ni les sandales à tresser en quelques minutes au moment où l’on en a besoin (figure 5-155 p. 252), ni les jouets (p. 262-263). Deux exemples, le cache-épi protégeant le mil en train de mûrir (figure 5-61 et 5-62 p. 176) et la toute petite natte suspendue pour servir de berceau (figure 5-131 p. 229) indiquent la vaste gamme des usages depuis le champ jusqu’au cœur de la maison.

Cette deuxième longue partie de l’ouvrage comporte aussi un éclairage fort intéressant sur l’évolution de l’activité vannière des Sahariens au cours du temps. Dans sa composante masculine, la vannerie était autrefois une activité de pauvres. Les objets utilisés dans les tâches agricoles et composés d’un matériau laissé brut (p. 202-203) étaient et sont toujours fabriqués par les hommes et cela peut être leur unique activité. En revanche la vannerie a toujours fait partie des tâches ménagères ordinaires des femmes de différents statuts sociaux, certaines y consacrent aujourd’hui encore leur temps de loisir. Les vanneries faites par les femme sont rehaussées de décors constitués de matériel végétal teint et de brins de laine colorée et depuis les années 1960 également de plastique et de papier brillant qui peuvent aujourd’hui s’être entièrement substitués aux matériaux d’antan.

En recherchant la perfection et la beauté des couleurs et des formes, les femmes inscrivent leur production dans une activité artistique et instituent un espace où exercer leur créativité et acquérir une estime sociale. Le foisonnement des formes et des couleurs qui surgit quand on ouvre le livre donne la mesure de l’inventivité des vannières. C’est toutefois dans un cadre précis que se développent leur talent et leur imagination, car un groupe de vallées, une seule vallée ou même une unique oasis s’enorgueillissent d’un style propre. Cette identité se fonde sur certains critères esthétiques « élaborés collectivement par des générations successives de fabricants et d’usagers » (p. 299). Les femmes tiennent à ce particularisme : la conformité aux canons artistiques locaux fait partie des critères qui leur permettent d’affirmer qu’une vannerie est belle. La différenciation dans la production ainsi précieusement entretenue a motivé des échanges à longue distance à travers le réseau caravanier dès les temps anciens.

Dans la partie de l’ouvrage intitulée « vanneries », un chapitre entier est consacré à l’introduction de la matière plastique dans la vannerie. L’usage de ce matériau qui a commencé à susciter un fort engouement dès les années 1960, s’était étendu à toutes les oasis algériennes, marocaines et tunisiennes et dans les années 1990. Cet état de fait suscite une intéressante discussion sur le « métissage culturel » et la tension entre « tradition » et « modernité ». Modifiées par ces innovations dans le matériau qui les constitue, les vanneries ont alors acquis un nouveau statut d’objets de prestige dans les oasis : elles témoignent du passage de leurs propriétaires à un mode de vie plus moderne. Parallèlement, la mise en place de nouveaux réseaux commerciaux pour fournir des matières premières spécifiquement dédiées à cet usage jusque là inconnu a inscrit la culture des Oasiens dans une modernité « mondialisée » qui inclut également le tourisme. Toutefois,la matière plastique étant devenue dans les années 2010 un matériau polluant à bannir,de nouvelles évolutions sont en cours et de nouvelles techniques se font jour…

La troisième partie de l’ouvrage « Vanniers et vannières » traite des aspects sociologiques de l’activité vannière. Celle-ci était autrefois associée à des groupes serviles dont le statut coutumier était subalterne. « Ceux des palmeraies », comme on les appelait avec dédain étaient des cultivateurs, souvent à peau sombre, et ils étaient méprisés par les grands nomades. Avec la disparition de la main d’œuvre servile, un fort remodelage social s’est opéré. Il a même inclut certaines inversions puisque des « nobles » se sont trouvés réduits à pratiquer la vannerie). Simultanément, les circuits de production et de commercialisation se sont réorganisés. Si on la considère dans son ensemble, l’activité vannière a décliné car elle a été concurrencée par l’afflux d’objets de fabrication industrielle et par la progression de l’emploi salarié. Les modes de production que l’ont peut observer actuellement sont de trois types : domestique, semi-artisanal (la vannerie est alors seulement une activité d’appoint) et artisanal (c’est l’activité professionnelle principale du vannier).

L’usage rituel des vanneries n’a pas donné lieu à un chapitre entier, mais l’ouvrage est parsemé de références au sacré. Dans la grande partie « Vanneries », la subdivision intitulée « Matières à penser » (p. 84) fait toutefois état de la symbolique des plantes et autres matériaux utilisés en vannerie. Le dattier est considéré comme une bénédiction divine par la religion musulmane, celle qui est aujourd’hui en vigueur dans toute la région où s’est déroulée l’étude. Des rites certainement d’origine préislamique restent pratiqués en certains endroits. Comme dans l’oasis de Tabelbala : des palmes sont brûlées pour contribuer à la régénération de la végétation et au renouveau de l’année lors de la fête du solstice d’été. Dans divers usages ou superstitions très répandus vient poindre avec son cortège de génies, d’esprits et de forces de la nature, bien ou mal intentionnés, un vieux fond que partagent l’islam populaire et les religions « animistes » subsahariennes. Certaines vanneries par exemple peuvent devenir des objets symboliques impliqués dans diverses pratiques de magie, comme la natte-paravent des jeunes mariés qui empêche l’intrusion des mauvais esprits dans la tente de mariage (p. 126). De manière générale, des nattes sont employées pour isoler d’esprits souterrains malfaisants des individus qui, lors de leur passage d’un statut à un autre, sont particulièrement fragiles (p. 234 et suivantes).

S’inscrivant parfaitement dans la ligne de la collection « Natures en sociétés » publiée par le Muséum national d’Histoire naturelle, l’ouvrage de Tatiana Benfouhal constitue une très solide synthèse et sur le thème peu documenté de la vannerie dans les oasis du Sahara. Il met parfaitement en lumière comment les sociétés oasiennes continuent d’inscrire leurs cultures dans « leur nature », celle du milieu saharien. Aux ressources du milieu local, tant naturelles (plantes spontanées) qu’issues d’activités productives humaines (plantes cultivées et produits tirés de l’élevage), s’ajoutent celles qui leur parviennent via les circuits commerciaux « modernes ». Toutes ces ressources sont pour eux des « matières à penser » et à affirmer leur identité.

Pour offrirmatière à spéculer sur l’avenir de l’activité vannière, mentionnons que celle-ci est désormais inscrite par l’Unesco sur la « liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité »...