L’ouvrage collectif consacré au contrôle de constitutionnalité en France et en Chine réunit les contributions de divers représentants de la doctrine constitutionnaliste chinoise et française, et balaie très largement les différents champs et aspects de celui-ci, en reproduisant les actes d’un colloque organisé en novembre 2013 à la Faculté de Droit de l’Université Renmin de Pékin, sous l’égide des associations française et chinoise de droit constitutionnel.
Les réflexions et les analyses y sont conduites de manière ordonnée et systématique, et l’ont relèvera avec intérêt que les constitutionnalistes chinois se sont exprimés à cette occasion de manière aussi rigoureuse que critique sur les questions que soulèvent en Chine tant l’organisation que la pratique du contentieux de constitutionnalité, dont le parallèle avec l’expérience française, plus ancienne et plus élaborée, est riche d’enseignements au titre du droit comparé.
L’ouvrage est logiquement divisé en deux parties, relatives aux « origines » puis aux « fonctions » d’un tel contrôle, elles-mêmes subdivisées en thèmes qui correspondent à autant de volets et d’aspects du contrôle de constitutionnalité, à savoir, dans le premier cas, le poids des histoires nationales, l’influence des contextes juridictionnels, et le rôle pionnier du contrôle constitutionnel des actes administratifs ; dans le second, la préservation du caractère unitaire de l’Etat, la protection des droits fondamentaux, et la recherche d’une plus grande égalité devant l’impôt.
Si le contrôle de constitutionnalité des lois fait aujourd’hui partie du paysage juridique français, il n’en a pas toujours été ainsi, et ce contentieux, dont l’originalité a fréquemment été soulignée, est en réalité l’aboutissement d’un long processus normatif issu d’une démarche doctrinale audacieuse, soucieuse de la formalisation conceptuelle autant que de l’ancrage opérationnel d’un Etat de droit issu des principes démocratiques du siècle des Lumières puis de la Révolution française, et de son expression juridique à travers une conception élargie et prévalente du principe de légalité et de son avatar qu’est le principe de constitutionnalité. Le contrôle juridictionnel de la conformité juridique des actes administratifs à la loi est alors logiquement et nécessairement prolongé par celui de la conformité de cette dernière à la Constitution, dans le respect rigoureux de la hiérarchie des normes dès lors que celle-ci, au-delà du mythe séculaire de la référence à la norme suprême de régulation normative qu’est la loi, est devenue à son tour la summa lex de la société.
Il n’en a toutefois pas toujours été ainsi, et le dispositif actuel n’est en France que la résultante d’un long processus, parfois controversé, dont le développement le plus récent a résidé dans l’ouverture du contrôle de constitutionnalité à tout un chacun, par la facilitation de la saisine du Conseil constitutionnel et la multiplication des « questions prioritaires de constitutionnalité » (QPC) tant devant les juridictions de l’ordre administratif que judiciaire.
Encore convient-il qu’un certain nombre de présupposés à la fois politiques et juridiques, organiques et fonctionnels, soient satisfaits dans ce propos. Tout d’abord - mais
M. de La Palice en eût dit tout autant !- faut-il que l’Etat dispose d’une Constitution et non de simples principes fondamentaux, seraient-ils consensuellement déterminants et considérés comme faisant autorité, comme il en va d’un certain nombre d’Etats de Common Law, au Royaume Uni en premier lieu. Ensuite, que l’organe auquel est attribuée compétence pour exercer un tel contrôle exerce une véritable fonction juridictionnelle (en se rappelant que le Doyen L. Favoreu se plaisait non sans malice à demander aux jeunes candidats au doctorat ou aux fonctions universitaires s’ils estimaient que le Conseil constitutionnel était une « juridiction », au-delà de la seule ambiguïté résultant de son intitulé !), à la fois sanctionnatrice n’existe paset régulatrice, et ne se réduise pas à la formulation de sentences certes « magistrales » mais dont la portée, aussi incontestable soit-elle, se limiterait au seul champ politique de la « morale » sociétale.
En France, le contrôle de constitutionnalité des lois a pris un relief particulier dans la Constitution du 4 octobre 1958, répondant à la volonté de ses auteurs d’imposer des bornes aux pouvoirs d’un exécutif qui, conçu comme largement prédominant, puis renforcé par la présidentialisation progressive du régime, a été dès l’origine doté des moyens de s’imposer à un Parlement plus aisément contrôlable et contrôlé, mais qui ne devait pour autant à aucun moment être en situation de pouvoir se soustraire au respect d’un droit dont la suprématie était désormais exprimée moins par la loi que par la norme constitutionnelle. La naissance puis la consolidation difficile du contrôle de constitutionnalité s’y expliquent en partie par une faiblesse chronique du pouvoir juridictionnel procédant de la méfiance du droit constitutionnel à l’égard d’une justice libre à laquelle il a longtemps refusé le statut de « pouvoir » à part entière, au sens politique et organique, préférant y voir une « fonction » au service de l’Etat.
Il n’est plus contestable que le contrôle de constitutionalité, instrument de la prépondérance d’un Etat de tradition jacobine et de son droit, contribue de manière significative et positive autant à la préservation du caractère unitaire de celui-ci, en tant que principe fondateur de la République, sans préjudice de la reconnaissance d’une diversité garante de son maintien, qu’à la protection des droits fondamentaux (la recherche de l’égalité fiscale, bien que moins médiatisée, n’en n’est pas le moindre volet), dont la Conseil constitutionnel, a fait l’un de ses chevaux de bataille, à la suite et à l’instar du Conseil d’Etat dont elle aura été le « grand œuvre » de la jurisprudence tout au long du XXe siècle.
En Chine, l’approche moderne du contrôle de constitutionnalité procède de conceptions et de terminologies nombreuses et variées, comme d’ailleurs le concept de droit constitutionnel lui-même, le terme de « supervision constitutionnelle », sans doute le plus approprié, ne faisant pas l’unanimité parmi les spécialistes du droit constitutionnel chinois. Les trois termes les plus fréquemment utilisés sont, au regard de leur période d’influence respective, ceux de « supervision constitutionnelle », d’« examen de constitutionalité » et de « contrôle de conformité constitutionnelle » (d’usage faible mais persistant), avec des influences différentes selon les époques, en écho à l’évolution interne du système. Selon Lin Laifan, le système actuel d’« examen de constitutionnalité » est en réalité un examen partiel de la constitutionnalité de la loi par les plus hautes autorités étatiques que sont l’organe législatif (Assemblée nationale populaire) et son organe permanent (Comité permanent de l’ANP). L’auteur estime au demeurant qu’il s’agit d’un système de contrôle de constitutionnalité « non représentatif » dès lors qu’il s’agirait d’un examen de constitutionnalité « atypique à l’efficacité fonctionnelle très faible ». Ceci tiendrait notamment à ce que la pratique chinoise du gouvernement constitutionnel n’aurait « pas achevé l’évolution historique du constitutionnalisme moderne », caractérisé par un centralisme parlementaire dont c’est précisément le déclin qui aurait suscité et justifié, dans les pays occidentaux, l’établissement d’un système de contrôle de constitutionnalité. La question de savoir comment faire progresser l’activité et l’efficacité du contrôle de constitutionnalité serait, au regard des difficultés (à la fois d’ordre pratique, fonctionnel et théorique) rencontrées dans le développement du système de contrôle, toujours en suspens.
L’application de la Constitution par les tribunaux chinois pose en l’espèce divers problèmes, notamment quant à la norme de référence susceptible de fonder la décision judiciaire (loi ordinaire ; norme constitutionnelle permettant d’apprécier la loi ordinaire ; norme constitutionnelle et norme législative ; ou application directe de la Constitution), situations entre lesquelles il n’a pas été formellement ni clairement tranché. Pour sa part, la « filiation » entre le contrôle de constitutionnalité de la loi et celui des actes administratifs s’avère moins évidente et directe qu’en France, quel que soit le mécanisme de contrôle (respectivement : par les organes de pouvoir étatique ; interne aux organes administratifs ; contrôle judiciaire des tribunaux populaires) en cause. Dès lors que le contrôle ne serait en réalité « que le pouvoir exécutif qui exerce une pression sur lui-même », l’efficacité du contrôle de constitutionnalité des actes administratifs (comme de l’ensemble des mécanismes de contrôle) résiderait fondamentalement « dans la manière dont les autorités comptent gérer la relation entre ce contrôle et le droit » (Maio Lianying et Wang Jianxue).
S’agissant, enfin, de la garantie des droit de l’Homme en Chine, la problématique du contrôle tourne autour de la question de savoir si un tel contrôle doit être assis sur une loi ad hoc nécessaire pour que la Constitution produise un effet spécifique ; ou, en son absence, peut s’appuyer directement sur la Constitution. La pratique montre là encore que, « bien que les droits de l’Homme soient inscrits dans la Constitution, leur protection constitutionnelle nécessite encore des efforts sur le long terme » (Wang Lei). Ceci passerait alors conjointement par l’abandon d’un certain nombre de conceptions erronées qui font obstacle à la protection constitutionnelle des droits de l’Homme, et par la construction d’un système judiciaire différent du précédent pour assurer et conforter une telle protection.
On aura compris que les systèmes français et chinois différent encore profondément, même si l’objectif reste en la matière globalement le même, différences de fond dans la conception du système juridique et du rôle de la fonction judiciaire au sein de l’Etat, et différences contextuelles résultant du « poids spécifique » des histoires, des traditions et des pratiques nationales.
La lecture de ce petit ouvrage n’en est pas moins aussi passionnante que stimulante, car elle conduit le juriste français à remettre en cause quelques-unes de ses certitudes. Elle montre également l’intérêt autant que les limites de la démarche comparative, dès lors que le droit s’avère finalement être le plus souvent (mais pourrait-il ne pas l’être ?), comme l’a montré l’analyse marxiste, un sous-produit de politiques exprimant elles-mêmes les rapports socio-économiques qui les sous-tendent en considération de facteurs particuliers, plus ou moins prégnants et déterminants, de temps et de lieu.
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