Alors qu’il a été dans l’entre-deux guerres un responsable politique de premier plan, au centre du jeu parlementaire de la IIIème République pendant deux décennies, Louis Marin (1871-1960) est beaucoup moins connu aujourd’hui que les grandes figures de cette époque : Clemenceau, Poincaré, Tardieu, Herriot, Blum, tous sujets de nombreuses biographies.
C’est pour expliquer ce qu’on a appelé « le mystère Louis Marin » qu’Éric Freysselinard lui a consacré une thèse de doctorat d’histoire contemporaine, soutenue en 2024 devant le jury de Sorbonne Université présidé par le professeur Olivier Dard. Cette thèse de près de 1 000 pages est le fruit d’un travail de recherche considérable que l’auteur, agrégé d’espagnol et ancien élève de l’ENA, a mené parallèlement à sa carrière (préfet de Haute-Saône, préfet de l’Aude, préfet de Meurthe-et-Moselle, directeur des stages de l’ENA, directeur de l’Institut des hautes études du ministère de l’Intérieur, conseiller pour l’intérieur de l’ambassade de France en Espagne).
Louis Marin était d’abord et avant tout un Lorrain. Né à Faulx (Meurthe-et-Moselle), il fait ses études primaires, secondaires et supérieures à Nancy, et rêve de carrière politique dès l’âge de 15 ans. Il obtient une licence en droit et une licence ès-lettres qu’il complète à Paris avec le diplôme de l’École libre des sciences politiques. Comme le veut l’usage lorsqu’on a son ambition, il est d’abord avocat. Il adhère à la Fédération des républicains progressistes qui se définit par une forte opposition aux gouvernements de gauche. Il est élu pour la première fois député de Meurthe-et-Moselle en 1905, au premier tour.
Dès lors, son action politique suivra trois lignes de force.
Tout d’abord la culture d’un très fort enracinement territorial, source de son autorité politique à Paris. Il sera réélu député à sept reprises, et siégera à la Chambre pendant 46 ans. Il sera conseiller général pendant 45 ans et présidera le conseil général de Meurthe-et-Moselle pendant 17 ans, succédant à Albert Lebrun (arrière-grand-père d’Éric Freysselinard qui lui a consacré une intéressante biographie) lorsque celui-ci sera élu président de la République.
En second lieu, la volonté de construire un grand parti de gouvernement, la Fédération républicaine, qu’il préside à partir de 1925, et qui devrait devenir le catalyseur d’une droite conservatrice unie, alternative à une gauche qu’il combattra toute sa vie. Louis Marin sera l’un des adversaires les plus déterminés du cartel des gauches et du Front populaire. Le programme des républicains est : patriotisme, ordre, défense des libertés, protection des plus démunis, lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Mais la droite ne saura pas réussir ce qu’a fait la gauche : se rassembler en cartel puis en Front populaire.
Enfin, une méfiance viscérale à l’égard de l’Allemagne qui a annexé et dévasté une grande partie de sa Lorraine natale. « Je suis venu à la politique par la préoccupation de l'Alsace-Lorraine et le souci de la frontière ». Lors de l'armistice de novembre 1918, Louis Marin ne cache pas au maréchal Foch les appréhensions que lui causait la suspension des hostilités, à son avis prématurée. Le généralissime lui répondit : " Je ne me suis pas reconnu le droit de faire verser une goutte de sang de plus ». Louis Marin fait partie des 53 députés qui s’opposeront à la ratification du traité de Versailles, ce que Clemenceau prend comme un affront personnel. Marin estime qu’il a été mal négocié, que les réparations et les garanties demandées sont insuffisantes. En 1923, il est favorable à l’occupation de la Ruhr et dénoncera ensuite les concessions faites à l’Allemagne pour adoucir les termes du traité. Il s’opposera aux accords de Locarno et sera un adversaire déterminé de Briand dont il fustige « la plus criminelle des politiques ». Comme presque tous les députés de droite, Louis Marin vote les accords de Munich en expliquant qu’il veut éviter la guerre et qu’il ne peut pas voter comme les communistes. Il alerte très tôt sur la montée du nazisme et plaide pour une politique énergique de réarmement. Il relaie les idées du colonel de Gaulle sur l’arme blindée. Mais, sur ces sujets, il est en décalage avec une partie de sa formation politique. Une partie de ses troupes, avec Xavier Vallat et Philippe Henriot, se tourne vers un antiparlementarisme qui est à l’opposé des conceptions de Louis Marin, très attaché aux institutions de la République.
En juin 1940, ministre d’État du gouvernement Paul Reynaud, il s’oppose avec Georges Mandel à l’armistice. En juillet, à Vichy, il est un des rares députés de droite à ne pas voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Il restera à Vichy jusqu’en 1944, pour un travail clandestin de recherche de renseignements très utile aux Alliés et aux mouvements de résistance. Le rôle de Louis Marin sera reconnu par le général de Gaulle dès 1942 : la Fédération républicaine adhère à la France combattante, puis intègre le CNR. Menacé d'arrestation, Marin quitte Vichy en mars 1944 et gagne Londres avec l'aide des services britanniques. Il parle à la radio de la France libre à l'invitation de Maurice Schumann. Après la Libération, il reçoit la médaille de la Résistance et de Gaulle le fait chevalier de la Légion d'honneur à titre militaire.
Si Louis Marin redevient député en 1945, jusqu’à la fin de son dernier mandat en 1951, la Fédération républicaine ne trouve pas sa voie dans le nouveau paysage politique de la IVème République. L’anti-germanisme de Louis Marin le conduit à s’opposer à toute intégration de l’Allemagne dans une structure européenne, en porte-à-faux par rapport à une droite pro-européenne incarnée par le MRP. L’homme est comme dépassé, déphasé. Bien que catholique pratiquant, il ne veut pas suivre les démocrates-chrétiens dans leur volonté de réconciliation avec l’Allemagne. Il s’oppose à Robert Schuman comme il avait combattu Briand. Il s'inscrit aux républicains indépendants et reprend ses combats d’avant-guerre : vote des femmes (enfin obtenu), équilibre des finances publiques, défense des contribuables, des petits rentiers, des petits propriétaires fonciers, sauvegarde de la liberté de l'enseignement, lutte contre le communisme : « Le communisme est un des ennemis fondamentaux de toute civilisation. » Lorsque le général de Gaulle lui propose, par deux fois, de faire partie de son gouvernement à la Libération, il refuse pour ne pas avoir à siéger avec des ministres « moscoutaires ».
Louis Marin a été une figure marquante de la Chambre des députés. Il impressionnait par son intelligence, sa culture, sa force de travail peu commune, sa connaissance des dossiers. Ses collègues disaient de lui : « Il parle sans éloquence, mais avec feu et abondance ». Surtout sollicité comme caution patriote, il siégea dans huit gouvernements entre 1924 et 1940, et fut un ministre réformateur. Comme ministre des Pensions du gouvernement Poincaré, il est l’auteur de la loi de 1919 sur les dommages de guerre et améliore la condition des anciens combattants. Comme ministre de la Santé du gouvernement Doumergue, il réorganise la fonction d’inspection et les échelons territoriaux, préconisant dans tous ses postes davantage de déconcentration et de décentralisation. Il plaide pour que le président du Conseil dirige le gouvernement à plein temps, sans avoir en plus la responsabilité d’un portefeuille ministériel, ce qui sera acquis en 1935 avec Flandin. En même temps, son caractère difficile, son intransigeance, sa faible aptitude au compromis, son refus des alliances, expliquent pourquoi il n’a pas accédé aux plus hautes fonctions de la République. A la fin des années 20, il dirigeait le plus grand parti de droite et avait tous les leviers pour construire un vrai parti républicain conservateur. Mais, trop exigeant à l’égard de Poincaré puis de Tardieu, mauvais organisateur, trop autoritaire, il ne saura pas concrétiser son ambition.
Sa culture était très internationale. Il s’est intéressé comme étudiant à l’ethnographie et à l’anthropologie, disciplines qu’il a enseignées parallèlement à sa carrière politique. Il a présidé la Société d’ethnographie fondée par Claude Bernard, et dirigé l’École d’anthropologie pendant 40 ans. Il a aussi suivi les cours de l’École du Louvre et du Muséum national d’histoire naturelle. Il a beaucoup voyagé comme étudiant, en Europe centrale, dans les Balkans et, ce qui était très rare pour l’époque, en Asie centrale, en Mongolie, en Mandchourie, en Corée. Il a enseigné à ses étudiants le respect de toutes ces civilisations et milita toute sa vie contre le racisme. Il réfutait les thèses de Gobineau : « L’homme, disait-il, est foncièrement partout le même ». Comme parlementaire, il défendit la cause des minorités : Arméniens, chrétiens d’Orient. Il soutint le projet de grande mosquée à Paris. Il voyait dans la politique coloniale, qu’il approuvait, avant tout un instrument de puissance face à l’Allemagne. Il fut l’un des plus fervents soutiens du budget du Quai d’Orsay et en particulier des crédits de l’action culturelle. Il a présidé une trentaine de sociétés savantes et d’associations binationales : France-Roumanie, France-Pologne, France-Yougoslavie.
Solide, érudite et fine, la thèse d’Éric Freysselinard nous apporte un portrait très vivant d’une personnalité singulière, et en particulier de ses fêlures, qui s’expliquent en partie par une enfance très tourmentée. Il décrit un parcours indissociable des tensions, contradictions et évolutions des droites françaises.
L’auteur rend un hommage mérité à l’un des pères fondateurs de l’Académie des sciences coloniales. L’Académie des sciences d’Outre-mer a créé en 1976 le prix « M. et Mme Louis Marin », pour réunir dans le même souvenir Louis Marin et son épouse Fernande, docteur ès lettres de l’Université de Paris, qui fut pour lui, tout au long de sa vie politique et de ses activités académiques, la plus précieuse des collaboratrices.