Auteur | Rowan Metcalfe ; traduit de l'anglais (Nouvelle-Zélande) par Henri Theureau |
Editeur | Au vent des îles |
Date | 2024 |
Pages | 362 |
Sujets | Mutinerie de la Bounty (1789) Roman XXIe siècle |
Cote | 69.225 |
Est-il besoin de rappeler l’épopée de la Bounty, cette révolte menée par Fletcher Christian contre l’autoritarisme et la violence de son capitaine, William Bligh, et qui aboutira à la mutinerie, à l’abandon de dix-neuf hommes - dont Bligh - sur un canot au large de Tofoa et à l’établissement des rescapés sur l’île de Pitcairn ? Charles Nordhoff en tirera, dans l’entre-deux-guerres, une trilogie qui fera date dans l’imaginaire collectif, tant du point de vue de l’idée de rébellion pour la justice, que de la perception paradisiaque et idyllique de Tahiti. Le cinéma hollywoodien fera le reste, avec pas moins de quatre films majeurs, les rôles titres étant portés par Errol Flynn (1933) ; Charles Laughton et Clark Gable (1935) ; Trevor Howard et Marlon Brandon (1962) ; puis Anthony Hopkins et Mel Gibson (1982).
Emplis d’aventures, de batailles, de violence, de faits de mer et de virilité, ces trois titres pèchent cependant par deux absences notables : celle de Tahiti elle-même et des Tahitiennes qui ont rejoint, de gré ou de force, les mutins de la Bounty et Fletcher Christian.
Ce manque est enfin comblé par Rowan Metcalfe - descendante directe de Christian et de son épouse tahitienne, Mauatua -, malheureusement décédée alors que l’ouvrage était sous presse.
L’auteure a pris, dans Celles de la Bounty, le contre-pied de la narration de Charles Nordhoff : au récit anglais, elle répond par le point de vue tahitien ; aux voix des hommes, elle oppose celles des femmes ; aux mobiles de la sédition, elle ajoute l’implication des Polynésiens et Polynésiennes, leur mode de vie et leur commerce attachant, comme autant de sources d’attraction pour les marins sous le joug d’un capitaine violent. Rowan Metcalfe laisse, avec poésie, voir la perspective des événements du côté tahitien.
L’histoire ne s’en trouve pas modifiée, mais enrichie par ce regard culturellement différent : les ancêtres et les vārua(esprits), indisposés par les manières des arrivants, n’auraient-ils pas légèrement appuyé sur le cours des choses ? Et les dieux, notamment Tāne, dieu du plaisir, n’ont-ils pas joué un rôle primordial ?
Si ce « roman historique » débute bien avant l’arrivée de la Bounty à Tahiti, c’est pour mieux placer le lecteur dans le schéma polynésien : le contact avec les Occidentaux s’est en effet produit quelques années auparavant, avec le passage, à trois reprises, du capitaine James Cook. Cook - Tute pour les mā’ohi- a laissé une empreinte indélébile en Polynésie ; sa marque, sa prestance, son amitié imprègneront longtemps les esprits. La trahison de Bligh, qui cachera la mort du capitaine de la Résolution aux Polynésiens, sera le premier accroc dans les relations de confiance entre les Popa’ā (Européens) et les mā’ohi.
Non seulement le fond est passionnant, mais la forme choisie par l’auteure (et le traducteur en français) est lourde de sens. Plutôt qu’un récit chronologique des faits, le lecteur est entraîné à travers plusieurs périodes, sans indications temporelles établies ; déstabilisé, il n’en sera que plus réceptif au ton, à cette mélodie proche de la transmission orale. Seule exception notable, l’an de grâce 1831, date à laquelle les Pitcairniens survivants, qui côtoient la religion chrétienne depuis l’arrivée de M. Nobbs en 1828, retrouveront leur terre d’origine.
Les différentes narratrices et l’utilisation de mots tahitiens participent également à cette immersion dans l’esprit local ; au lecteur métropolitain de se plier aux coutumes, aux expressions, aux tournures d’esprit : ‘ē ho’i ! L’ouvrage, heureusement, est enrichi d’un lexique et surtout d’un index des personnages, puisqu’il était courant, pour les Tahitiens, de changer de nom au cours de leur vie.
Dans ce travail de « méditation sur [s]es ancêtres », de cheminement mémoriel dédié à ses ascendants et aux descendants des Pitcairniens, c’est sans doute avec la dernière partie de l’ouvrage, intitulée « Paroles de femmes », que Rowan Metcalfe rend le témoignage le plus intime. Après les massacres, les tueries, ce sont les femmes, toujours debout, qui se lamentent, dans un créole tahitien que le traducteur a tenu à respecter, sur leur terre natale et les corps sans vie qui les entourent. L’utopie voulue par Fletcher Christian n’a pas tenu ses promesses face à la convoitise, la jalousie et la violence humaine.
Magnifiquement maîtrisé, Celles de la Bounty est un récit superbe, qui peut indéniablement prétendre à intégrer, comme quatrième et ultime épopée, la série de C. Nordhoff.