L' islam dans les mondialisations

Recension rédigée par Stéphane Valter


Cet ouvrage est un volume thématique de la collection « Les conférences de l’IISMM », qui reprend une série de conférences publiques organisées par l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman (Paris). S’il y a une cohérence générale sur le thème de la mondialisation, chaque conférence, transformée en chapitre, est bien particulière, si bien qu’il n’est pas réellement possible de présenter le livre dans son ensemble. Nous présenterons donc plutôt les chapitres les uns après les autres.

Le premier chapitre s’intitule « Un conteur syrien à Paris en 1709 » et est écrit par Bernard Heyberger, historien et directeur d’études à l’EHESS (Paris). Il retrace le parcours d’un chrétien maronite d’Alep, Hannâ Diyâb, qui visita la France en 1708-1709. Alors qu’il n’avait que vingt ans au moment du voyage, il conta ses mémoires cinquante-quatre années plus tard. Sa fonction de secrétaire d’un voyageur commissionné par l’Académie pour recueillir en Orient médailles, manuscrits, etc., lui permit de pénétrer la Cour de Versailles, dont il garda un souvenir plutôt amer car il y fit souvent figure d’attraction folklorique. À Paris, il rencontra le célèbre orientaliste Antoine Galland à qui il narra quelques contes qui entrèrent dans le recueil français des Mille et une nuits. En raison de ses voyages et expériences, H. Diyâb constitue ainsi une synthèse entre influences orientales et occidentales.

Le deuxième chapitre s’intitule « L’Univers à Paris. Un lettré égyptien à l’Exposition universelle de 1900 », et est rédigé par Mercedes Volait, historienne et directrice de recherches au CNRS. Le lettré en question se nomme Ahmad Zakî (1867-1934). Ses écrits en arabe ont été traduits pour la première fois en 2015 et offrent un témoignage précieux des représentations d’un homme de la Renaissance (nahda) arabe de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, qui fut entre autres choses l’un des fondateurs de l’Académie de langue arabe du Caire. Outre ses origines mêlées (marocaines, palestiniennes, kurdes, égyptiennes), son lien avec la mondialisation relève de sa polyglossie (français, italien, espagnol), à tel point qu’il fut le traducteur attitré de nombreux savants européens venus donner des conférences au Caire. Une information à noter est qu’il fut fasciné, lors de l’Exposition universelle, par l’orientalisme allemand qui imprima avec minutie des ouvrages arabes très précieux alors que l’édition égyptienne de l’époque laissait grandement à désirer, ce qui le poussa à critiquer vertement les oulémas.

Le troisième chapitre est écrit par Éric Vallet, professeur à l’Université de Strasbourg, et se nomme « L’Islam a-t-il (ré)inventé la carte du monde ? ». En 1617, un ambassadeur britannique se trouve à la cour du Grand Moghol, Jahângîr, ou « celui qui se saisit du monde ». L’atlas offert par l’ambassadeur en guise de présent officiel sert de prétexte à une réflexion sur la cartographie et les représentations de l’espace, dans le monde islamique et au-delà.

Le quatrième chapitre, « L’Islam, un impensé dans la cartographie européenne de l’Afrique au 16e siècle », provient de la plume d’Éloi Ficquet, historien et anthropologue à l’EHESS. La conception ancienne de l’espace continental africain, basée sur des sources antiques, fut reconsidérée au XVe siècle par la redécouverte de la Géographie de Ptolémée, ce qui forme le point de départ de cette contribution.

Le cinquième chapitre a pour auteur Olivier Roy, politiste à l’Institut universitaire européen de Florence, et s’intitule « La reformulation du religieux dans la globalisation ». Comme prémices, l’auteur veut extraire son analyse de l’islamo-centrisme selon lui dominant dans la réflexion sur le religieux, notamment en France. Dans cet essai passionnant, O. Roy aborde le concept de multiculturalisme, l’approche par la culture devant permettre d’évacuer la religion. Le présent rapporteur avoue humblement qu’il n’a pas saisi toutes les nuances de la pensée d’O. Roy, qui aborde une multitude de sujets dans une perspective globale (mosquées en France, fondation du Pakistan, Inde anti-musulmane, Empire ottoman et communautarisme, Moyen-Orient, viande et camembert dits « halâl », voile et bandana, cheikhs salafistes, Iran, ONU, blasphème, mouvement LGBT, etc.), si bien que tenter une synthèse intelligible de ce vaste et profond panorama semble très au-dessus de ses capacités.

Le sixième chapitre se nomme « La finance islamique. Une redéfinition universaliste de l’islam », par Frédéric Coste, maître de conférences à l’Université catholique de l’Ouest. Le texte commence par une réflexion sur la partie du vocabulaire coranique qui évoque des relations commerciales, non seulement entre individus mais aussi par rapport à Dieu. Le point de départ de l’article, reprenant en ceci le travail de Charles C. Torrey (1892), est que la révélation coranique aurait eu des effets sur les consciences en projetant l’équité (ou son absence) du domaine antéislamique des affaires sur les relations globales entre les hommes comme entre eux et la divinité. Pour ce faire, il met à profit plusieurs travaux sérieux, dont Louis Milliot (Introduction à l’étude du droit musulman, 1953), Maxime Rodinson (Islam et capitalisme, 1966), Joseph Schacht (An Introduction to Islamic Law, 1964), Christian Müller (directeur de recherches à l’Institut de la recherche et d’histoire des textes, CNRS), etc. L’article est ici fort intéressant si ce n’est que l’auteur ne semble pas maîtriser la langue arabe, vecteur pourtant indispensable pour accéder à l’imaginaire de l’époque coranique. Les travaux d’anthropologie historique de Jacqueline Chabbi (professeur émérite de Paris 8) ne semblent pas avoir été mis à profit malgré leur immense intérêt. L’auteur passe ensuite à l’étude de la fondation du Pakistan et de la pensée de Mawdûdî, qui voulait concilier religion et politique, avec un fort impact de ses idées sur les évolutions ultérieures du monde islamique, en l’occurrence dans le domaine financier. L’auteur propose ensuite chiffres et analyses concernant plusieurs pays islamiques, dont les pays du Golfe, la Malaisie, etc.).

Le septième chapitre a pour titre « Se restaurer à Yiwu (Chine). Les restaurants musulmans comme ancrages dans la mondialisation » et est écrit par Olivier Pliez (géographe et directeur de recherches au CNRS). Après avoir rappelé ses enquêtes de terrain à la frontière entre la Libye et l’Égypte (2005-2006) qui l’ont mené à réfléchir à une certaine forme de mondialisation via le commerce informel, l’auteur présente la ville de Yiwu, passée du statut de marché de gros provincial à celui de supermarché de gros global dans le cadre du commerce sino-arabe. Ainsi, chaque année, environ 200 000 grossistes arabes passent dans la ville de Yiwu pour y commercer. Au début des années 2000, avec le lancement du projet chinois des nouvelles routes de la soie, cette relation commerciale sino-arabe s’est renforcée.

Le huitième et pénultième chapitre est intitulé « Migrer, travailler et habiter à Beyrouth. La capitale libanaise à travers la main-d’œuvre étrangère ». L’auteur en est Assaf Dahdah (géographe et chargé de recherche au CNRS). Comme il l’annonce d’emblée, il ne parlera pas tant de « la Suisse du Moyen-Orient » que d’une ville pleine d’étrangers précarisés : Palestiniens, Syriens, Arabes, Turkmènes, Kurdes, etc., autant de démunis installés en périphérie, dans « la ceinture de misère ». Si le Liban fut une terre d’émigration (vers l’Amérique) depuis la fin du XIXe siècle en raison des crises de l’Empire ottoman, l’auteur insiste aussi sur le fait que c’est depuis le début du XXe siècle (génocide des Arméniens) une terre d’immigration. Dans ce cadre historique et géographique tourmenté, l’auteur montre que l’environnement urbain actuel de Beyrouth est très discriminatoire, comme l’indiquait un panneau à l’aéroport de Beyrouth : « Zone d’attente pour les bonnes. » Mais comme ceci donnait une mauvaise image du pays, le panneau a été retiré et le système subséquemment amélioré. Les populations migrantes sont désormais cachées dans des pièces réservées, et ainsi soustraites aux regards des Libanais et des touristes qui arrivent à l’aéroport. L’étude aborde également le droit et l’accès au logement dans des lieux précaires. Pour résumer, l’article présente le Liban sous un jour peu glorieux, en montrant des espaces hiérarchisés, à l’écart du droit, loin de la justice sociale, malgré ou à cause de la mondialisation. C’est au sens du rapporteur un article qui invite à réfléchir sur les inégalités, les discriminations, les injustices dont nous sommes tous plus ou moins responsables, comme membres (malgré nous ?) de la mondialisation, par manque d’intérêt ou de lucidité.

Le neuvième et dernier chapitre se nomme « Printemps arabes, islamismes et crise du langage politique », par Sarah Ben Néfissa (sociologue et politologue, directrice de recherches à l’Institut de recherche pour le développement). C’est un long et dense article, dont la première partie porte sur les interrogations suscitées par les printemps arabes, et la deuxième sur la « crise » du politique et de son langage qui exprime (selon l’auteur) la montée en puissance des mobilisations identitaires, des fondamentalismes religieux, des divers communautarismes et aussi de certains nationalismes (comme en Égypte). Les deux principaux exemples mobilisés par l’auteur sont ce dernier pays et la Tunisie. Pour la première partie, l’auteur aborde l’effet de surprise, les nouvelles formes d’action (avant et après), le rôle des acteurs médiatiques et ce qu’elle appelle les angles morts de l’analyse politique. Quant à la deuxième partie, elle traite de l’aspect commun du langage religieux et culturel, en rappelant l’histoire des différentes branches du réformisme islamique (depuis la fin du XIXe siècle) qui a étrangement débouché sur un militantisme religieux (jihâdisme) populaire et national. Ici, la mention des Frères musulmans, association politico-religieuse égyptienne créée vers 1927, s’impose pour éclairer les évolutions ultérieures dans le sens où ce mouvement a promu une socialisation politique de type sectaire. La longue fréquentation du monde arabe par l’auteur de même que sa maîtrise de la langue l’autorisent totalement à proposer ses analyses éclairantes.

Enfin, s’il est aisé, ou du moins possible, de résumer les chapitres un par un, il est par contre plus ardu de présenter une synthèse de l’ensemble, qui reste assez hétéroclite, si ce n’est le rapport entre le monde de l’islam et la mondialisation que Sophie Bilardello, Anne Troadec et Élise Voguet ont magistralement mis en forme.