Auteur | Ahmet T. Kuru ; traduit de l'anglais par Anaïs Massot |
Editeur | Fenêtres |
Date | 2024 |
Pages | 429 |
Sujets | Autoritarisme Pays islamiques Science politique Histoire Pays islamiques |
Cote | 69.084 |
Fils d’un dignitaire du Parti de l’ancien Président turc Urgut Ozal, le Pr. Ahmet Kuru dirige le Centre d’Études islamiques et arabes de l’Université de San Diego. Il souhaite souligner dans cet ouvrage les problèmes d’autoritarisme et de sous-développement existant dans de nombreux pays à majorité musulmane par le partenariat entre le clergé musulman et l’État (p.1).
Aux VIIIe et IXe siècles, les quatre grandes écoles de jurisprudence sunnites ont été fondées par des juristes indépendants ayant tous refusé de se mettre au service de l’État et qui furent persécutés pour leurs opinions (p.19). L’idée d’une gémellité de la religion et de l’État provient d’un texte sassanide attribué à ArdéchIr Ier (p.194). Une transformation majeure au XIe siècle fut l’alliance entre Oulémas et État militaire, « din ou daoula », Religion et Etat. Les savants musulmans deviennent des serviteurs du Pouvoir par le biais de madrassas d’État, l’économie est militarisée à travers le système foncier de l’iqta’, attribution de fiefs agraires, les philosophes et lesmarchands sont marginalisés (p.164). C’est à Al Mawardi (1) né en 972, juge chaféite, que l’on doit l’intrication de la justice musulmane avec la pensée politique. L’autorité politique appartient exclusivement au Calife qui la délègue aux vizirs, aux imams, aux gardiens de la moralité publique (p.169).
Du XIIe au XIVe siècle, l’approche jurisprudentielle d’Ibn Taymiyya domina l’approche philosophique d’Averroès (p.248). Depuis les années 1980, de nombreux pays musulmans connaissent une islamisation de la vie publique (p.26). Même fondés par des gouvernants non religieux, les nouveaux États de population musulmane ont connu l’islamisation de la vie publique du fait du conservatisme des sociétés musulmanes. Les oulémas, les islamistes, les chefs de confréries malgré leurs désaccords, partagent une attitude négative envers la bourgeoisie et un comportement antiintellectuel (p.23). Les restrictions imposées par les Oulémas découragent la jeunesse conservatrice d’étudier la philosophie, de pratiquer certains arts et de travailler dans le secteur financier à part la finance islamique (p.112). La propagande islamiste prône que l’islam est incompatible avec une séparation entre la religion et l’État (p.29). Les intellectuels musulmans non formés dans des madrassas disposent d’une légitimité limitée aux yeux de la communauté musulmane quand ils tentent de produire des interprétations alternatives de l’islam (p.372). La revendication soufie d’une connaissance mystique aura été une manière de contourner la censure des Oulémas comme le fit Ibn Arabi, mort en 1240 (p.240).
Les salafistes (« prédécesseurs ») considèrent les premières générations de musulmans comme des modèles et veulent purifier les traditions islamiques corrompues (p.39). Les salafistes au Mali ou Daech en Irak, en Syrie, ont récemment détruit les sanctuaires historiques et soufis (p.40) et tué plus de musulmans que de non-musulmans (p.45). Ce conservatisme est la principale cause de la stagnation de la pensée musulmane et son incapacité à répondre aux revendications jihadistes d’Al Qaïda et de l’État Islamique (p.53). Le verset de l’épée (IX,5) qui encourage « à tuer les associants où vous les trouverez » aurait selon les jihadistes abrogé jusqu’à 140 versets plus conciliants ; il ne reste aucune base textuelle pour une relation pacifique avec les non musulmans (p.54). Sayyed Qutb assimile le droit international et les systèmes juridiques des sociétés modernes à la « jahiliya », état d’ignorance préislamique (p.54). Même si le droit musulman donne le droit à la propriété privée aux femmes comme aux hommes (p.156), mais depuis la fin du XIXe siècle, existe un combat doctrinal entre partisans et opposants des droits des femmes (p.72).
La désignation constitutionnelle d’un statut juridique donné à la charia signifie que la loi doit être façonnée par les Oulémas à l’opposé de la démocratie où ce sont les parlementaires qui élaborent les lois (p.81). Pourtant, les versets coraniques traitant de questions juridiques ne dépassent pas 10% (p.86 note 57). L’évolution du droit nécessite de repenser globalement les concepts de jihad, historiquement interprété en termes d’action militaire offensives (p.56) et d’apostasie. Des sondages récents indiquent qu’une large partie des musulmans acceptent l’idée que les apostats devraient être tués (p.51). Les intellectuels critiquant les opinions orthodoxes sont menacés. Al Ghazali lui-même fut accusé d’apostasie pour avoir appelé Dieu « La Vraie Lumière » (p.190). En 1995, en Égypte, un tribunal de la charia accusa l’universitaire Nasr Abu Zayd d’apostasie et déclara son mariage nul parce qu’il avait proposé des approches réformistes dans l’interprétation du Coran (p. 91).
L’État autoritaire a créé les conditions propices au radicalisme religieux et à la violence (p.58). Qu’ils soient dirigés par des laïcs ou des islamistes, la plupart des États musulmans sont restés autoritaires (p.63). L’échec majeur des Ottomans fut leur incapacité à rattraper les progrès des Européens dans les domaines intellectuel et socio-économique à cause de l’alliance entre les Oulémas et l’État (p.277), lequel contrôlait complètement l’économie (p.297). Le désintérêt des Ottomans pour les sciences non-religieuses s’étendait à la cartographie et à la navigation (p.283). L’essor de l’Europe et le déclin du monde musulman reposent aussi sur les rapports de classe. L’influence de la bourgeoisie et des intellectuels européens constitua le pilier principal du progrès économique et culturel (p.315). Les autorités religieuses ottomanes ont bloqué la création d’imprimeries (p.328) et tous les efforts de modernisation (p.362). Alors que les universités occidentales enseignaient de plus en plus de matières laïques, les madrassas se concentraient sur l’éducation religieuse et la défense de la tradition (p.266). L’essor de l’Europe et le déclin du monde musulman reposent aussi sur les rapports de classe. L’influence de la bourgeoisie et des intellectuels constituait le pilier principal du progrès économique et culturel (p.315). Au XXe siècle, les pays musulmans détenaient 60% des réserves mondiales mais cette richesse ne les a pas conduits à une percée économique ou technologique (p.318). En 2023, 18 des 22 États musulmans dotés de constitutions laïques ont des régimes autoritaires (p.78). Les démocraties électorales représentent plus de la moitié de tous les pays du monde mais seulement moins d’un cinquième des 49 pays à majorité musulmane (p.372).
La Maison de la Sagesse de Bagdad, développée sous Al Maamûn (813-833) initia un mouvement de traduction en arabe d’ouvrages étrangers (p.137), faisant émerger de nombreux scientifiques comme Al Khawarizmi, dont le nom a donné algorithme (p.138) ; au Xe siècle Les Frères de la Pureté produisirent une Encyclopédie. Al Biruni né en 973, Avicenne né en 980 illustrèrent la science (p.141). Pour Averroès, né en 1126, certains versets ambigus peuvent être interprétés différemment (p.238) Pour Al Chatibi, né en 1320, le bien-être des individus est le critère essentiel dans le droit musulman (p.232). Ibn Khaldoun, né en 1332, révéla l’interconnexion entre la sociologie politique et l’économie (p.251). Ces intellectuels seraient persécutés dans des pays dominés par les islamistes contemporains (p.153). Selon Fazlur Rahman, le scepticisme des musulmans à l’égard de l’idée de progrès est lié aux interprétations religieuses littéralistes des Oulémas mais il n’y a que très peu d’intellectuels musulmans capables de poser un tel défi (p.111) et de contester les problèmes de l’anti-intellectualisme et du contrôle de l’État sur l’économie (p.377).
Le lecteur appréciera les tableaux documentaires, notamment celui consacré à la laïcité et à la charia dans la Constitution de 48 États musulmans (p.77), celui comparant l’évolution historique des Européens et des musulmans. (p.370), la bibliographie plurilingue exhaustive (p.381 à 421).