Scipion le premier Africain : un grand chef de guerre, un fin politique

Recension rédigée par Claude Briand-Ponsart


Ledestin de P. Cornelius Scipion, surnommé l’Africain après ses victoires en Afrique, est étroitement lié aux conflits qui ont rythmé l’histoire de Rome et le développement de son empire à la fin du IIIe et au début du IIe s. av. J.-C. en Méditerranée. Issu d’une famille aristocratique riche et puissante, ayant bénéficié d’une éducation soignée, doté de courage, d’ambition et de sens tactique, Scipion sut habilement jouer de ses atouts pour se forger une ascension politique exceptionnelle dès sa jeunesse, comme le raconte J. Cérini dans cette biographie d’un homme dont le génie politique et militaire influença profondément l’histoire de Rome.

Dans le naufrage des sources antiques, le récit de sa vie bénéficie d’une documentation rare grâce aux deux historiens majeurs de la République romaine, Polybe et Tite Live, chez qui Jacques Cérini a tout naturellement puisé et dont il propose de larges extraits au fil des pages. Polybe, aristocrate et homme politique grec, fut envoyé à Rome comme otage après la victoire de Paul Émile sur la Macédoine en 168 et ne recouvra la liberté que dix-sept ans plus tard. Son témoignage est d’autant plus précieux qu’à Rome, il devint l’ami et le précepteur de Scipion Émilien, fils de Paul Émile et petit-fils adoptif de Scipion l’Africain, situation qui lui permit de recueillir les faits et légendes qui s’étaient développés autour de Scipion. En même temps, il développa une vaste réflexion politique pour comprendre les ressorts d’une puissance romaine grandissante. Contemporain d’Auguste, Tite Live voua sa vie à l’écriture sans nier ses sympathies pour la République révolue. Attentif à célébrer la grandeur de Rome, il rédigea une monumentale histoire de Rome depuis sa fondation, qui n’a que partiellement survécu mais, très opportunément pour la gloire de Scipion, les livres relatant sa carrière ont été conservés.

L’auteur cite d’autres historiens tels Diodore de Sicile, Appien et un poète, Silius Italicus dont l’œuvre rédigée au Ier s. ap. J.-C. et inspirée de l’Énéide de Virgile, introduit digressions et faits imaginaires. Ainsi, toute biographie de Scipion l’Africain rencontre deux écueils, le décalage chronologique entre les faits relatés et la rédaction de ses exploits qui s’est échelonnée sur plus de trois siècles et, surtout, le caractère univoque des sources, le point de vue des vaincus et les opinions hostiles à Scipion n’ayant que rarement survécu.

 Dans le premier chapitre, l’auteur évoque le cadre historique et introduit judicieusement le lecteur dans l’entourage des Cornelii Scipiones à la fin du IIIe s. av. J.-C. Né en 236-235 av. J.-C., élevé dans une des familles qui fournissait avec régularité des consuls à Rome, imprégné de culture grecque, le jeune Scipion fut attiré très tôt vers la vie politique et la recherche de la gloire.

Le chapitre suivant relate les évènements qui ont marqué le début de la deuxième guerre punique, depuis le départ d’Hannibal d’Espagne jusqu’aux premières batailles sur le sol italien. L’auteur y évoque le courage et la sagacité dont Scipion, à peine sorti de l’adolescence, fit preuveau cours des affrontements, venu au secours de son père lors de l’affrontement au Tessin et ralliant des soldats défaits après la désastreuse bataille de Cannes, actions qui lui valurent une réelle popularité.

 Le long troisième chapitre s’intéresse à l’ascension politique de Scipion qui fut chargé de l’intervention romaine dans la péninsule Ibérique. Les Carthaginois, qui s’étaient fortement implantés dans le sud, représentaient une menace pour Rome qui tentait de s’implanter dans le nord. Hannibal en était parti et en espérait des renforts. La situation apparaissait d’autant plus délicate pour les Romains que le père et l’oncle de Scipion y avaient péri à quelques semaines d’intervalle après avoir subi une défaite. Il fallait donc désigner un nouveau chef des opérations. Alors que les magistrats potentiels hésitaient à se présenter, Scipion, simple privé, âgé de 25 ans, se présenta en dehors de tout cadre légal. Fort de sa popularité et du poids politique de sa famille, il fut nommé proconsul. Réclamer ce commandement au loin destiné à barrer la route de l’Italie aux armées carthaginoises, signifiait pour lui un affrontement digne de son ambition, tandis qu’à Rome les esprits se tournaient vers l’idée de temporiser, Hannibal et son armée contrôlant une grande partie de l’Italie. Le vaste terrain espagnol où il demeura plusieurs années lui donna l’occasion de s’affirmer comme chef de guerre et homme politique. Bon tacticien, enchaînant les sièges et les batailles, accumulant du butin, il commença à construire sa légende dans laquelle se succédaient succès militaires et mesures d’apaisement, le tout sous le regard des dieux. 

Lors de son retour à Rome en 206 av. J.-C., se posait la question de savoir comment continuer la guerre, objet du quatrième chapitre. Le Sénat était divisé. Nombreux étaient ceux qui discutaient ses victoires en Espagne et pensaient qu’il valait mieux combattre Hannibal en Italie que porter la guerre à l’extérieur. Au contraire, Scipion défendait l’idée d’attaquer Carthage sur son territoire. Populaire et soutenu par une partie de l’aristocratie romaine attachée aux conquêtes, il fut suivi par les électeurs qui le désignèrent comme consul pour l’année d’après afin de préparer une expédition en Afrique. Le chapitre suivant narre la préparation des armées et des navires en Sicile, le débarquement sur le sol africain, les opérations militaires contre Carthage, les négociations avec les chefs numides, Syphax et Massinissa, le rappel d’Hannibal dans une patrie qu’il connaissait peu, les divers affrontements entre les armées jusqu’à la bataille de Zama, la défaite d’Hannibal et les négociations de paix entre Scipion, Rome et Carthage. Avec la victoire, Scipion offrait à Rome la clef destinée à ouvrir largement la porte vers un empire à l’échelle de la Méditerranée.

Pendant la douzaine d’années qui suivit, Scipion domina la vie politique romaine qui se tournait de plus en plus vers la partie orientale du bassin méditerranéen, au point de s’engager pleinement dans les conflits qui agitaient la Grèce et l’Asie mineure. Dans ce sixième chapitre, il expose la situation des états traversés d’ambitions contradictoires. Face à eux, s’opposaient à Rome deux conceptions du rôle qu’elle devait jouer dans ces questions ; elles auraient gagné à être plus largement explicitées. Avec une partie de la classe politique romaine, Scipion partageait le sentiment que les Romains avaient vocation à dominer le monde, tandis qu’une autre aurait préféré se limiter à l’Italie et ménager le sang des hommes. Le parti de Scipion l’emporta et s’engagea dans des conflits en Orient, bien moins légitimes que la lutte contre Carthage et Hannibal. L’auteur tente de suivre les activités de Scipion lors de l’affrontement avec le roi séleucide Antiochos III, enquête méritoire et délicate en raison de discordances dans les sources. Officiellement légat de son frère Lucius en charge des opérations mais réputé moins au fait des questions militaires, Scipion joua dans cette aventure orientale un rôle mal défini, ambigu, menant les négociations mais sans prendre part à la victoire finale.

La fin de sa vie fut assombrie par des démêlés avec les autorités romaines, objet du dernier chapitre. Beaucoup lui reprochaient son manque de respect récurrent vis-à-vis des institutions de la République. Il fut attaqué de malversation, ses opposants l’accusant d’avoir, lors de son séjour en Orient, détourné de l’argent qui devait revenir à Rome. En réponse, il agit comme il l’avait souvent fait. Sans daigner s’expliquer, bravant les juges, il invita la population à le suivre au Capitole, ultime jour de gloire qui signa la fin de sa vie politique. Délaissant Rome, il se retira alors définitivement en Campanie où il mourut.

On saura gré à l’auteur d’avoir évoqué la vie de Scipion l’Africain qui a peu fait l’objet d’études détaillées en français. Dans un souci de précision, il a fourni des cartes des principaux secteurs d’opération en Méditerranée et des champs de bataille, notamment celui de Cannes, longtemps resté un modèle de tactique. On négligera des maladresses de forme, coquilles et une utilisation souvent inappropriée des virgules ; la bibliographie aurait pu être plus étoffée avec quelques titres étrangers, et mieux contextualisée ; ainsi Mommsen a rédigé son Histoire romaine au XIXe s., non en 2011.

Le principal intérêt de l’ouvrage réside dans une présentation minutieuse de la vie de Scipion dans sa continuité, en s’appuyant sur de nombreux textes anciens ou en les résumant. Mais en même temps, on hésitera à suivre entièrement l’auteur. Le genre biographique implique une relation personnelle entre ce dernier et son sujet. Jacques Cérini a manifestement été séduit par la personnalité exceptionnelle de Scipion, ce qui le conduit parfois à minorer certains épisodes peu glorieux, tel celui qui affecta la cité de Locres. Intervenu hors de son périmètre autorisé, prévenu que son légat, nommé illégalement, commettait les pires exactions envers la population, il ne prit pas les mesures qui s’imposaient. Certains épisodes auraient pu faire l’objet d’analyses plus poussées. Le caractère univoque des sources, les pratiques d’investigation et de réélaboration du passé propres aux auteurs anciens, leur idéologie auraient mérité plus d’attention. Les « discours » prononcés par Scipion ou d’autres protagonistes sont destinés à ménager une pause dans l’action. Rédigés a posteriori, ils constituent des morceaux de rhétorique insérés à dessein par les historiens antiques, et justifient les succès politiques et militaires de Scipion au service du destin d’une Rome vouée à dominer la Méditerranée. Si Polybe a parfois fait état de la duplicité manifestée par Scipion en plusieurs circonstances, Tite Live l’a présenté comme l’incarnation des vertus traditionnelles de la Rome républicaine. Or, soutenu par des familles aristocratiques riches et puissantes, Scipion prit souvent des libertés avec les lois de la République. Se proclamant protégé des dieux, personnage charismatique, il a ouvert, de fait, la voie au culte de la personnalité, leçon bien assimilée par de futurs prétendants à la dictature.

            Le rapporteur, après avoir commencé la lecture de ce livre, a longtemps hésité avant de rédiger la présente note. Non seulement car le sujet lui était globalement étranger, mais aussi en raison d’une impression un peu négative, ou du moins mitigée, qui méritait peut-être une calme relecture, puis une reconsidération méritée.

            Commençons par les aspects positifs. L’auteur maîtrise parfaitement son domaine et la recherche historique est approfondie, pleine de détails probablement nécessaires pour la compréhension du sujet. Plusieurs sources diverses ont été consultées et mises à profit. Le plan suivi est chronologique, avec des développements politiques, militaires, administratifs, anthropologiques, linguistiques, etc., qui permettent une présentation précise de l’objet de recherche. Sans conteste, le spécialiste devrait tirer un grand avantage à la lecture de ce livre publié avec le soutien du Ministère des armées et du Ministère des affaires étrangères.

            En ce qui concerne les points qui ont laissé le rapporteur dubitatif, on peut commencer par dire que le texte est truffé d’informations, ce qui finit par égarer la concentration du lecteur, le mieux étant dit-on l’ennemi du bien. On se perd ainsi dans le dédale des luttes pour le pouvoir, sans vraiment saisir les dynamiques essentielles. Même l’introduction et la conclusion ne permettent pas véritablement de comprendre simplement le déroulement de cette période historique compliquée qui voit s’affronter les colonialismes français et espagnol de même que le pouvoir central marocain (le makhzen) et les tribus séditieuses, sans parler des luttes intestines entre confédérations tribales, tribus, clans, etc. Des synthèses, de temps à autre, eussent été fort utiles.

            Ensuite, entre l’onomastique arabo-berbère et les noms communs provenant de ces deux langues, dont l’usage est pour le moins très récurrent, le lecteur y perd son latin. La perfection n’étant pas de ce monde, la ponctuation laisse de plus parfois à désirer, de même que la syntaxe des verbes, etc.

           Pour conclure, il s’agit d’un livre qui est le fruit d’un long travail documentaire, méritant, mais dont les grandes lignes peinent à être saisies clairement (a minima pour le rapporteur). Le spécialiste avide de détails s’y délectera assurément mais le néophyte, ou le lecteur moyen, ou encore le simple honnête homme auront quelques difficultés à se souvenir des informations et analyses du début de page une fois que la lecture les aura menés à la fin de la même page.