May Ziadé : la passion d'écrire

Auteur Carmen Boustani
Editeur des Femmes
Date 2024
Pages 314
Sujets Ziyādah
Mayy (1886-1941)

Biographie
Cote 68.691
Recension rédigée par Christian Lochon


La Professeure Carmen Boustani de l’Université libanaise, qui reçut la médaille d’or du CNRS en 2012 et  dont nous avions dans ces colonnes recensé deux ouvrages, La guerre m’a surprise à Beyrouth (Karthala 2010) et Un ermite dans la grande maison (Karthala 2013,) se propose dans cette nouvelle biographie de May Ziadé d’analyser le contexte historique dans lequel elle a vécu, la Nahda ou Renaissance arabe au Proche-Orient, période peu connue du public français et des générations d’Orientaux qui ont suivi cette époque (p.11).

May Ziadé (1886-1941) est née à Nazareth d’une lignée maronite originaire d’Ehden ; son père, Elias, y enseignait l’arabe dans un collège catholique et sa mère était d’origine syrienne. Leur fille s’intéresse toute jeune à la musique, à la poésie, au théâtre. Son petit frère décède précocement et elle demeurera fille unique (p.23). En 1889, elle devient pensionnaire chez les Sœurs Visitandines d’Antoura (p.29). L’enseignement uniquement en français influencera son œuvre (p.31). En 1904, elle rejoint le lycée lazariste de Beyrouth et en 1908, retrouve sa famille en Égypte, où son père est devenu journaliste au quotidien Al Mahroussa grâce à ses appuis maçonniques (p.43). May s’inscrit en 1914 à l’Université du Caire pour un cycle de trois ans de littérature étrangère et de philosophie (p.40). Elle inaugure au Caire un salon littéraire, chaque mardi après-midi, qui devient un haut lieu de sociabilité intellectuelle au premier étage de l’immeuble du quotidien Al Ahram. Premier à avoir une audience mixte, ce salon jouera un rôle culturel, religieux et politique pendant la Nahda (p.50) ; Girgis Zeydan, Ahmed Chawqi, Khalil Moutran, qui apprécie ses recueils poétiques (p.86), Abbas Al Aqqad, Yacoub Sarrouf, Souleyman Boustani, Taha Hussein, le Père Anastase et aussi Louis Massignon le fréquenteront durant trente années (p.51). Le journaliste Ahmed Al Zayyat évoquera « ce fleuron des intellectuels en Égypte attirés par son rayonnement intellectuel et son élégance morale » (p.54). Jamais femme n’eut autant de partenaires d’esprit à une telle hauteur. En femme d’esprit, May fait preuve d’une grande délicatesse, sachant être à l’écoute des autres (p.188). Les libanaises Amy Kheir et Nelly Vaucher-Zananiri animeront également des salons cairotes très recherchés, au cours de cette époque cosmopolite, fruit de l’interaction de la pensée arabe avec le monde occidental (p.58).

May, engagée par Yacoub Sarraf, assure une chronique culturelle et parfois l’éditorial dans la revue Al Moktataf très appréciée dans le monde intellectuel arabophone : elle publie ses articles, parfois des éditoriaux dans les quotidiens les plus lus, Al Hilal, Al Ahram. Salamat Moussa dans un article de 1914 du Mostaqbal affirme : « Les lecteurs préfèrent les articles de May pour leur âme féminine… s’élevant vers un idéal de beauté ». (p.64). Elle contribuera à moderniser la langue arabe journalistique (p.48). En 1934, elle rédige plusieurs articles consacrés aux problèmes de l’enseignement en Égypte qui souffre d’un excès de diplômés sans travail (p.73).  Traitant du patriotisme face à l’idéologie islamiste dans Al Ahram, elle veut maintenir le brassage des cultures et le respect de toutes les communautés religieuses. Mais elle devra laisser sa place dans ce journal à une jeune musulmane fille d’un cheikh d’Al Azhar (p.78).

Les lettres de May sont de beaux textes littéraires qui jalonnent toutes les étapes de sa vie de 1912 à 1940 et sont la preuve de la place qu’elle aura occupée dans les milieux littéraires et sociaux. Mustafa Abdel Razeq, disciple de Mohamed Abdo lui écrit : « Votre livre Ténèbres et Lumière m’a éclairé dans la préparation de mon cours de philosophie à l’Université d’Égypte » (p.134). La relation épistolaire la plus émouvante demeurera celle qu’elle entretint avec Khalil Gibran de 1912 à 1914 puis de 1919 à 1931 sans qu’ils ne se rencontrent jamais. Cette correspondance amoureuse est remplie de signes de complicité, de clins d’œil mêlés de conseils sur leurs façons d’écrire et de commentaires sur leurs œuvres (p.219). Elle lui écrit en 1919 : « La haute considération que je vous porte est le point de départ de cette confiance sans borne qui fait le charme de notre relation » (p.226). Il lui répondra plus tard : « Rien dans nos vues n’est plus digne d’intérêt et de contemplation que les rêves que nous faisons » (p.232). Pour Carmen Boustani, ils auront été « des jumeaux amoureusement identiques » (p.242).

La contribution de May au féminisme arabe aura été considérable (p.11). Avec la romancière égyptienne francophone Out el Kouloub (p.45), elle entame une lutte féministe engagée au journalAl Mahroussa par son propriétaire Idris Ragheb (p.43). May rend visite au Fayoum à sa consoeur Bahithat Al Badia, dont le père cheikh d’El Azhar, était un disciple du réformateur Mohamed Abdou. Bahithat, née en 1886, était une féministe courageuse ayant osé écrire : « les hommes reprochent aux femmes leur manque d’éducation mais ce sont eux qui les ont enfermées et empêchées de s’instruire » (p.115). May fait également connaître à l’Université d’Égypte la poétesse Aïcha Taymour, née au Caire en 1840, « dont le mérite est d’avoir fait entendre sa voix à une époque où la femme était muette » (p.131). Dans Politique Hebdomadaire, May introduit un supplément « féministe » rapportant les activités culturelles et sportives des femmes et elle conférencie comme à l’Union des Femmes (p.74) sur le thème La Femme et la modernité sur les discriminations subies par les femmes et sur leur oppression constante redoublée par le silence des historiens (p.164). En 1928, elle participe au premier Congrès sur la femme moyen-orientale à Beyrouth où elle réclame qu’on s’occupe de la situation de la femme qui travaille (p.167). Elle condamne les crimes d’honneur : « Notre devoir est de protester contre cette action ignoble » (p.171). May a su également mobiliser avec succès sur le voile, la répudiation, l’excision (p.177).

Naturalisée égyptienne, May garde un fort attachement au Liban comme elle l’écrit dans Al Ahram en janvier 1926 : « Cette petite nation si petite en nombre et si grande en souffrance est déchirée entre la garde des traditions et l’accueil de tous les courants de la pensée moderne » (p.68).May est attachée à la nature libanaise, à Dhour ChoueÏr où la municipalité lui offre en 1911 un « cabinet de travail », non loin de la maison estivale de l’auteure (p.80). Elle y affiche sa liberté en chevauchant en amazone dans la montagne (p.82).

May voyage pour des raisons professionnelles et pour se divertir à la manière de Pierre Loti. Ses récits de voyage sont les premiers écrits par une femme orientale à une époque où elles étaient interdites de mobilité (p.101). Elle rédige l’historique des villes traversées (p.104). Elle s’intéresse aussi aux voyageuses occidentales qui considèrent l’Orient comme un lieu de rêve qu’elles mythifient, d’Hester Stanhope à Alexandra David-Neel, Annemarie Schwarzenbach ou Ella Maillart (p.110).

La fin de sa vie est d’une grande tristesse. La mort de ses parents est pour elle « une profonde plaie » (p.249) : son deuil la conduit à des dépressions successives et même à une tentative de suicide dont son cousin Joseph profitera pour réaliser une captation d’héritage (p.254). Médecin, il la fait enfermer à l’asile d’Asfouriyeh au Liban (p.14). Personne n’entend plus alors parler d’elle alors qu’elle était la source d’inspiration des gens de lettres (p.17). Grâce à l’écrivain Amin al Rayhani, elle pourra récupérer une partie de ses biens et sa santé (p.259). Encouragée par ses amis, elle prononcera le 22 mars 1938 une conférence sur La mission de l’écrivain dans le monde arabe à l’Université américaine de Beyrouth, très appréciée dans la presse (p.263). Sa nouvelle maison à Ras Beyrouth redevient le lieu de rencontre des intellectuels (p.266). Elle terminera sa vie au Caire, où ses cousins se sont également emparés de sa maison paternelle dont elle ne pourra récupérer que 1500 volumes des 7500 qui constituaient sa bibliothèque (p.270). Elle décède à 55 ans dans la solitude (p.272). En 1942, la grande féministe Hoda Chaaraoui, présidente de l’Union des Femmes égyptiennes, organise une commémoration en son souvenir au Caire. En 1986, à Chahtoul au Liban, village des Ziadé, une statue sera érigée pour le centenaire de sa naissance (p.275).                       

Pour sa biographe, la modernité de May ne peut que frapper le lecteur contemporain (p.78). Son ambition aura été de jeter un pont entre Occident et Orient pour combattre l’extrémisme (p.184). Elle aura bâti une œuvre qui bouleverse les codes sociaux et culturels (p.278) et qui a joué un rôle de transmission de la culture française (p.11). Il faut remercier Madame Boustani déjà auteure d’une biographie d’Andrée Chédid, autre grande écrivaine libano-égyptienne, de nous l’avoir fait revivre avec une passion qu’elle nous transmet généreusement. Le lecteur appréciera également en annexe la chronologie sommaire (p.281), la bibliographie sélective (p.289), l’index des noms propres (p.297).