Un empire de velours : l'impérialisme informel français au XIXe siècle

Recension rédigée par Jacques Frémeaux


 « Avec de l’argent, il faut aussi véhiculer tout un style de vie, un savoir, des connaissances technologiques, bref, une culture. Sinon, l’argent ne fera pas de petits. Il sera lui aussi tué par l’absence de civilisation »[1].

Ce livre a pour but de jeter un regard nouveau sur l’histoire de la France extérieure au XIXe siècle, en général, et singulièrement lors du Second Empire. Il vise à montrer que, depuis 1815, les gouvernements français poursuivirent un projet expansionniste qui rechercha moins la domination territoriale (à l’inverse de ce que devait faire plus tard la IIIe République avec ses 22 millions de kilomètres carrés de terres coloniales), qu’une puissance d’influence, à la fois diplomatique, économique et culturelle. C’est pourquoi cette construction mérite la qualification d’« empire informel », dont le Second Empire marqua l’apogée, avant le désastre de 1870.

L’auteur étudie d’abord l’idéologie qui présida à cette expansion, fondée sur une pensée économique libérale largement répandue à cette époque, prioritairement chez les Britanniques, point sur lequel on pouvait insister davantage, et illustrée en France en particulier par l’École saint-simonienne. Il développe ensuite les moyens qui permirent l’expansion de cet empire informel. Ces moyens furent d’abord (et c’est le point le plus intéressant du livre) une combinaison d’influence culturelle et d’industrie : la séduction exercée par l’art (des arts décoratifs à l’art culinaire), la langue, les styles de vie, le « goût français » attira nombre d’étrangers en France. En même temps, la production industrielle favorisa la fabrication en série de produits de luxe (d’où le sous-titre « empire de velours », ce produit figurant au premier rang des articles exportés, aux côtés des bibelots dits « articles de Paris »), ainsi que des vins, des fromages, aussi bien que des livres des auteurs français. Un autre puissant levier d’influence fut le placement de capitaux à l’étranger favorisé par l’épargne française, et encouragé, voire dirigé, par les gouvernements. Le cas de l’Égypte et celui du Mexique sont de ce point de vue longuement étudiés. David Todd montre enfin comment la conquête de l’Algérie, qui, avec ses campagnes militaires coûteuses et sanglantes est évidemment l’inverse d’une politique d’expansion « informelle », peut apparaître comme la conséquence de l’impossibilité d’une politique de protectorat, notamment envers Abd el-Kader. La politique dite du « royaume arabe » qui voulait créer un cadre acceptable pour les autochtones, en respectant leurs traditions et leurs biens, apparaît en effet comme la dernière tentative pour susciter une forme de domination informelle, en allégeant le coût de l’occupation directe. Il faut remarquer cependant que ce « royaume arabe » devait se juxtaposer avec une colonie française et un fort point d’appui militaire, ce qu’indiquerait la citation de la p. 96 si elle n’avait pas été regrettablement tronquée (l’intégralité étant :« un royaume arabe, une colonie européenne, un camp français »). 

Il s’agit d’un livre de qualité, fondé sur une abondante documentation, à la fois française et anglo-saxonne. L’auteur souligne à bon droit l’intérêt d’intégrer les études historiques sur la France, trop souvent réduites à leur dimension hexagonale ou au mieux européenne, dans une vision impériale. Il a des expressions heureuses, en ce qu’elles appellent une réflexion stimulante, par exemple lorsqu’il invite à « relire l’histoire politique et économique de la France au XIXe siècle comme celle d’une monarchie capitaliste originale et innovante, plutôt que comme la recherche d’une république perdue et finalement retrouvée après 1880 ». Les dimensions de l’ouvrage ne lui permettent pourtant pas de viser à l’exhaustivité. L’expansion en Asie sous le Second Empire n’est pas traitée, avec le cas intéressant du protectorat sur le Cambodge, ou des relations avec la Chine et le Japon[2]. On pouvait aussi évoquer la politique saharienne en Afrique, (traité franco-touareg de Ghadamès en 1857), ou encore les relations avec le Maroc et la Tunisie[3]. La politique navale, en particulier sous l’aspect de lutte contre la traite, aurait, elle aussi, mérité tout un traitement[4].

On peut également discuter des conditions de ce que l’auteur appelle « la chute de l’Empire de velours ».  Il serait juste de souligner que les déboires de l’Empire informel à partir de 1870 ne s’expliquent pas seulement par les transformations de la conjoncture économique mondiale, ni par un modèle commercial fragile, mais aussi par la nécessité d’orienter le crédit français sur le paiement des cinq milliards-or imposés à la France par l’Allemagne de Bismarck en même temps que la perte de deux provinces, la Lorraine et l’Alsace, d’un poids industriel considérable. Par ailleurs, la césure marquée entre la période 1815-1870 et celle qui suivit est peut-être trop systématique : est-on vraiment passé « d’une monarchie libre-échangiste » à une « République protectionniste » ? Même affaibli, l’empire informel survécut largement aux années 1880, et il faudrait sans doute aller jusqu’au lendemain de la Grande Guerre pour en constater le déclin, avec notamment la liquidation des portefeuilles de valeurs étrangères.

Dans ses limites, ce livre stimulant doit inciter d’autres historiens à relire toute cette histoire, et à la reprendre et à la prolonger, en méditant la conclusion : « La France n’est donc pas un État-Nation qui connut des moments d’égarements impériaux. Elle fut et demeure même un État-Nation et un empire » (p. 242).

 


[1][1] Jean-Claude Perez, Vérités tentaculaires sur l’OAS et la guerre d’Algérie, Jean Curutchet, 1999, p. 208.

[2] Dominique Barjot et Jean-François Klein, dir., Rencontres impériales : l’Asie et la France. Le moment « Second Empire », Maisonneuve et Larose/Hémisphères, 2023.

[3] Jacques Frémeaux, Le Sahara et la France, Soteca, 2010.

[4] Michèle Battesti, La marine de Napoléon III : une politique navale, Service historique de la Marine , 1997, 2 vol.