Au fil de ma vie . Suivi de Mohamed-Salah Mzali, l'intellectuel et l'homme d'état

Recension rédigée par Christian Lochon


Ce volume contient les Mémoires de Mohamed Salah Mzali (p.33 à 560) et le livre de son petit neveu Elyes Jouini Mohamed Salah Mzali, l’intellectuel et l’homme d’État (p.565 à 766). Au fil de ma vie, édité en 1972 décrit les élites politiques et administratives tunisiennes avant et au début de l’époque Bourguiba (p.9). Pour M.Jouini, la justification de la réédition de ces Mémoires est que, depuis 2011, nous assistons à une nouvelle rupture que certains souhaiteraient propice à la construction d’une nouvelle société (p.19).

Je remercie infiniment Madame la Professeure Samia Kassab, notre éminente consœur, de m’avoir aidé à comprendre les méandres politiques de la carrière de Mohamed Salah Mzali évoqués dans sa remarquable communication au Dar El Kitab de Carthage (1).

Érudit, historien, économiste, enseignant, homme de lettres et homme politique, MSM franchit grâce à ses études les échelons de l’Administration (p.567). Il naît à Monastir en 1896, cinq ans avant Bourguiba son cousin issu de germain. Elève au Collège Sadiki et au Lycée Carnot, il prépare une licence de droit par correspondance. En 1921, il soutient la première thèse d’économie politique sur la Tunisie : L’Evolution économique de la Tunisie à Lyon, publiée en 1921 (p.107). Chef de la section du Charâ (Droit Musulman) en 1927, enseignant à la Zitouna de 1931 à 1934, Caïd de Bizerte en 1934. Affecté aux Archives générales en 1942, il devient successivement Ministre des Habous, des Affaires Sociales, du Commerce et de l’Artisanat, de l’Industrie. En 1954, durant cent jours il sera Président du Conseil, et victime d’un attentat. Après son limogeage, MSM passera les 30 dernières années de sa vie à rédiger la biographie du Premier Ministre Tahar Khéredine (1875-1917) et l’histoire de la Tunisie (p.576).

MSM apparaît dans ce livre « de bonne foi » à la manière de Montaigne (p.444) en honnête homme accompli. Il étudie le latin, le punique, le berbère, les traditions hébraïques. Ses goûts littéraires vont de l’Antiquité, L’Eneide, Apulée, Septime Sévère, Saint Augustin, Saint Cyprien (p.103), aux auteurs français contemporains, Kessel et Druon qu’il rencontre à Ghadamès (p.353), Jean Guéhenno qu’il invite chez lui (p.226). Il participe aux activités de l’Institut de Carthage créé en 1893 qui édite La Revue Tunisienne où il publiera des articles (p.75). On appréciera chez cet écrivain la maîtrise du style. A l’occasion des incidents endeuillés de Sfax en 1947, MSM constate que personne « n’a considéré avoir perdu la face et le temps s’est chargé d’étendre sur le drame la grande aile de l’oubli » (p339) ou lorsque les flatteries à l’occasion des décorations qui lui sont offertes lui procurent des réflexions désabusées : « les replis de l’âme humaine offrent un spectacle instructif à qui les observe » (p.199). On lui reconnaît son souci déontologique, son éthique dans l’administration du domaine public, son goût de l’altérité lorsqu’il visite les militaires sénégalais malades (p.75), sa discrimination positive envers un Tunisien de couleur qu’il fait inscrire sur la liste des secrétaires du tribunal de Tunis (p.116). En 1938, après des tirs sur une manifestation, il se rend au domicile des victimes pour apporter sa sympathie aux familles endeuillées (p.210). Il affiche son féminisme lorsqu’il soutient en 1930 le livre de Tahar Haddad Notre femme dans la législation islamique et la société en 1930qui a soulevé la colère de milieux musulmans (p.153) et qu’il crée un corps d’assistantes sociales adjointes réservées aux Tunisiennes (p.321). A la recherche du monde, il voyage sans cesse en Italie (p.469), Inde (p.476), Thaïlande (p.479), Japon (p.480), Polynésie (p.493), États-Unis (p.495), Mexique (p.497), Liban (p.502), Koweït (p.503), Bahreïn (p.505), Arabie Saoudite en 1943 et 1956 (p.507), Égypte (p.508), Libye (p.510), Grande-Bretagne (p.513), Maroc (p.306), Espagne (p.369), Pays-Bas, Angleterre (p.512), Suède, où il découvre avec joie la bibliothèque orientaliste d’Uppsala (p.380). Une croisière autour du monde le conduira de Hong-Kong à Mexico (p.420). Naturellement, l’auteur et son épouse auront visité une grande partie de la France et assisté à Paris à l’inauguration de l’Institut Ghazali de la Grande Mosquée de Paris par le Bey Mohamed El Habib (p.159).

MSM est un musulman libéral qui accomplit son pèlerinage personnel en 1923 et en officiel en 1943 (p.285) au cours duquel, présenté à Ibn Saoud, il voit que le souverain aimait travailler à l’américaine et usait souvent du téléphone (p.288). Condamnant le suivisme religieux et le dogmatisme, il met en garde les magistrats du Charaa contre leur refus de toute adaptation (p.135). Inspiré par le bahaïsme (p.79), les Ibadites de Djerba (p.122), il prie à La Haye dans une mosquée Ahmadie (p.349). Il remarque que des pèlerines musulmanes tracent au henné des croix sur les murs ; pour la circoncision, les enfants des oasis portent une longue chemise blanche ornée d’une croix au henné (p.124). En 1950, il assiste à Lourdes au défilé d’un pèlerinage (p.367). Des amis français lui font visiter le Temple Antoiniste de Grenoble et participer à une messe à l’église catholique libérale (p.166). Sur un autre plan, MSM fréquente à Tunis la Société théosophique (p.111). E.Jouini consacre plusieurs pages (p.638) à l’adhésion à la Franc-maçonnerie  de son grand-oncle, ce qui n’était pas exceptionnel à l’époque en Tunisie comme en Égypte. Initié à la loge maçonnique La Volonté, comme son collègue ministériel Slaheddine Baccouche, MSM écrira « l’atmosphère que j’y ai trouvée ne m’a pas déçu ». Il deviendra député de sa loge au siège de la Grande Loge à Paris (p.148). Les Lois de Vichy mirent fin à cet engagement.

La Tunisie, qui avait été placée sous protectorat français par le Traité du Bardo du 12 mai 1881, retrouve son indépendance le 20 mars 1956 (p.41). MSM aura fait le choix du service de l’État tunisien. (p.621). Il lui serait insensé de sacrifier le bien de la patrie pour sauvegarder des situations personnelles (p.414). MSM décrit au jour le jour la lutte entre l’Administration mandataet les ministères tunisiens (p.153), sa propre révolte contre la concussion (p.141) et le trafic d’influence dans l’entourage beylical (p.167). De nombreux cadres, écrit-il, étaient des fruits secs entrés par la petite porte et dont la suffisance égalait l’insuffisance (p.274). Il eut à subir deux lourdes épreuves lorsqu’en 1941, il fut emprisonné pour son appartenance à la franc-maçonnerie par le régime mandataire puis rétabli dans son cadre des caïds. Il souffrit davantage lorsqu’il fut suspecté à l’indépendance de non-loyalisme envers son pays. En 1956, la Haute Cour est créée et « des hommes (comme lui) qui ont fait de la droiture la règle de leur vie ont dû comparaître à sa barre » (p.518). Arrêté le 24 juin 1958, enfermé dans une cellule huit mois, il bénéficiera d’une grâce amnistiante, en 1966, qui le réhabilite et le réintègre dans la dignité nationale ; il n’entend nullement rouvrir un pénible débat (p.539). En fait, il sera une des victimes privilégiées de la Haute Cour chargée d’épurer les adversaires réels ou supposés de Bourguiba (p.717). E.Jouini donne la raison de l’hostilité de Bourguiba envers MSM (p.647) qui, avec le Bey, aurait pu arracher une à une les réformes conduisant à l’indépendance (p.574) : « le principal crime de Mzali est de ne pas avoir reconnu Bourguiba comme chef » (p.727). La consolation lui viendra après sa libération de la part de « tant de braves gens désintéressés nous apportant un réconfort insoupçonné » (p.558).

De nombreuses photos personnelles ou officielles éclairent utilement le texte ainsi que la représentation minutieuse de l’arbre généalogique des familles Mzali, Nouira et Sakka depuis la fin du XVIIe siècle (p.584 à 587). On consultera avec intérêt les annexes, particulièrement Vie et Parcours de MSM en contexte (p.743) et la bibliographie (p.753 à 763).

Un lexique des noms cités manque cependant à cet ouvrage qui intéressera les chercheurs qui se consacrent à cette période de l’histoire tunisienne.

 

(1) Samia Kassab-Charfi, Au fil de ma vie de M.S. Mzali : une mémoire pétrie d’altérités (Université de Tunis 2024)