L'héritage historique de Joseph Kabila : essai

Recension rédigée par Roland Pourtier


Observatrice de longue date de la vie politique du Congo (elle participa à la Table ronde de 1960 à Bruxelles qui préluda à l’indépendance du Congo belge), Paule Bouvier consacre son dernier ouvrage à Joseph Kabila, Président de la République Démocratique du Congo de 2001 à 2018.  L’intitulé de son essai en annonce l’orientation : mettre en perspective la vie et l’action politique de Joseph Kabila dans la continuité historique congolaise, afin de comprendre le destin d’un homme qui, propulsé par l’histoire sur le devant de la scène par l’assassinat de son père Laurent-Désiré Kabila en 2001, a construit sa stature politique sur l’héritage de ses prédécesseurs.

L’ouvrage comprend deux parties. La première, « L’héritage historique de Joseph Kabila », est un condensé de l’histoire du Congo depuis sa création en 1885 par la Conférence de Berlin, jusqu’à la fin de l’ère Mobutu en 1997. Les grandes pages d’une histoire tumultueuse s’y déroulent en un tableau fourmillant d’informations qui font revivre un passé marqué par les figures emblématiques, de Léopold II, Patrice Lumumba,Mobutu Sese Seko. Ce retour sur le passé entend montrer que « l’histoire du Congo se caractérise par une certaine continuité politique » comme le souligne un bref avant-propos, notamment par le fait que « les germes de la démocratie ne purent jamais éclore officiellement au Congo ».

La deuxième partie, « Le président Joseph Kabila Kabange », constitue l’essentiel d’un ouvrage retraçant un parcours pour lequel il n’avait pas été préparé, dans le contexte politique complexe d’un pays en crise. Paule Bouvier ne se cantonne pas dans une présentation événementielle de deux décennies de grande confusion. Elle s’interroge sur leur signification. Si elle n’apporte pas de révélations sur ces vingt ans de la saga Kabila, elle se propose, dans les derniers chapitres de son livre, d’expliquer les ressorts de l’action du Président congolais : « Il s’agit cette fois d’essayer de comprendre le pourquoi des décisions qu’il prend ». Ce sont les pages les plus stimulantes.

En s’appuyant sur sa propre expérience et sur de nombreux témoignages, Paule Bouvier entreprend de lever le voile qui nimbe de mystère un Président énigmatique. Elle interroge pour cela l’enfance, la vie rustique dans le maquis d’Hewa Bora en territoire de Fizi, près du lac Tanganyika, où Che Guevara séjourna quelque temps désespérant des capacités révolutionnaires de son père. Puis le long l’exil en Tanzanie, la formation militaire auprès du chef d’état-major rwandais James Kabarebe et le bref séjour en Chine pour compléter cette formation. Elle rappelle le peu de connaissance que le jeune Kabila avait du milieu congolais, son ignorance du lingala, la langue de Kinshasa et de l’Ouest du pays, l’isolement dans lequel il vécut, méfiant, taciturne, avant d’être propulsé, à l’âge de trente ans, Président d’un immense pays déchiré par la guerre.

Comment, dans ces conditions, Joseph Kabila a-t-il pu exercer son pouvoir ? C’est la grande question à laquelle l’ouvrage apporte de nombreux éclairages en formulant quelques hypothèses qui donnent à réfléchir. La gestion du temps d’abord, en jouant sur le court et le long terme, repoussant sans cesse la mise en œuvre de réformes institutionnelles auxquelles il n‘adhérait pas quand bien même elles figuraient dans la Constitution de 2006, donnée comme un modèle de démocratie. Le grand chantier de la décentralisation, par exemple fut mis sous le boisseau : « rien ne fut fait pour organiser l’installation des 21 provinces ». Kabila passa maître dans l’art de la « contre-vérité, de la « contre-réalité ». Bafouant la Constitution, il ne cessa de la présenter comme étant mise en œuvre : « son mode de faire se caractérise par une transgression permanente des normes démocratiques et donc de la Constitution ». Pour Paule Bouvier, ce « dictateur autarcique », incapable de gagner l’adhésion de la population, s’imposa par la force, réprimant avec brutalité les manifestations pacifiques qui émaillèrent son deuxième mandat, dressant contre lui, notamment, la puissante église catholique. L’analyse de l’exercice du pouvoir conduit à le comparer à Mobutu, « architecte de l’armature politique de la RDC », les deux hommes partageant la même vision du pouvoir, incarné par un chef tout-puissant.

Paule Bouvier montre aussi comment Joseph Kabila, dès son accession à la présidence a cherché sa légitimation à l’extérieur, auprès de l’ONU, des États-Unis, de l’Europe (Bruxelles, Paris), et trouvé dans la Chine un partenaire économique de premier ordre. Ce dernier sujet qui a fait couler beaucoup d’encre n’est que rapidement évoqué, mais la question de l’enrichissement de Kabila et de son entourage, en premier lieu sa sœur jumelle Jaynet, son frère Zoé, son autre frère Francis Selemani (à la tête de BGFI Bank) n’est pas occultée. Les Kabila ont accumulé des fortunes considérables par détournement des ressources nationales et un système de pouvoir fondé sur la corruption - comme ce fut le cas sous Mobutu. Joseph Kabila, peut-être en quête d’un ancrage terrien au Congo, a fait construire quelques « fermes » couvrant au total plus de 70 000 hectares, dont celle de Kingakati, proche de Kinshasa, où il recevait les hôtes triés sur le volet qui contribuèrent à asseoir son pouvoir (comme Mobutu dans son « château » de Gbadolite). 

Au terme de cette immersion dans le Congo de Kabila, Paule Bouvier convient que cette période, si elle n’a pas mis un terme au conflit dans l’Est du pays, malgré quelques tentatives d’entente avec le Rwanda, a enregistré des progrès en matière économique et sociale, « mais ces améliorations, rappelle-t-elle, étaient encore loin de l’état des lieux que la Belgique transmit au Congo en 1960 ».

Une brève conclusion réitère l’avant-propos : « l’histoire congolaise (…) exception faite de la présidence de Kasa Vubu, se caractérise par une continuité depuis sa création jusqu’à aujourd’hui ». Les présidents n’ont pas géré un État, « ils ont mis en place des systèmes auto-centrés », fondés sur la prédation. En analysant le mode de fonctionnement de Joseph Kabila, et au-delà de l’exercice du pouvoir, Paule Bouvier contribue par ses réflexions foisonnantes à l’élucidation de la nature du politique au Congo. 

Qu’en sera-t-il de la présidence de Félix Tshisekedi ? Son livre n’aborde pas la question, mais on ne peut éviter de s’interroger, l’ayant refermé, sur la possibilité d’une rupture avec l’héritage.