Tunisie, vers un populisme autoritaire : voyage au bout de la Saïedie

Auteur Hatem Nafti
Editeur Riveneuve
Date 2022
Pages 277
Sujets Politique et gouvernement
Tunisie

2011-....
Cote 67.620
Recension rédigée par Christian Lochon


Cet ouvrage examine comment une majorité démocratisante en Tunisie a récemment soutenu un projet constitutionnel réactionnaire, l’ascension de Kais Saïed, le concept du saïedisme et l’adhésion populaire à ce projet (p.15).

La première raison est économique. Le pays est englué dans une crise économique qui entraîne des crises sociales (p.35) ; l’économie tunisienne est basée sur les faibles coûts de production, la proximité européenne et les bas salaires compensés par des transferts sociaux qui contrebalancent ces bas revenus (p.37). Les disparités entre la côte et l’intérieur du pays, entre le centre et la périphérie ainsi que la privation de subventions, génèrent une économie parallèle qui atteint 30% du PIB. D’autre part, l’État recrute de nouveaux fonctionnaires entre 2012 et 2014 pour acheter la paix sociale et intègre les bénéficiaires de l’amnistie dans la fonction publique, les forces armées nécessaires pour lutter contre le terrorisme (p.39). En 2021, la dette extérieure atteint 82% du PIB (p.44). Les principaux indicateurs économiques sont au rouge : chômage, croissance, inflation, approvisionnement (p.219).

La deuxième raison est l’inégalité de la justice, dure avec les faibles, clémente avec les forts. Ainsi, du cas de Rafik Abdesselem, gendre de Ghannouchi, ancien ministre des Affaires Étrangères soupçonné d’avoir utilisé les deniers publics dans un hôtel de luxe en 2012 et qui n’aura pas été jugé (p.57). En 2013, l’assassinat de Chokhi Belaïd et de Mohamed Brahmi, du Front Populaire demeura également impuni (p.20). En 2022, le classement mondial de la liberté de la presse en Tunisie par Reporters sans frontières la place au 91e rang sur 180 États (p.169). Des campagnes de cyberharcèlement auront visé les personnes hostiles au Président Saïed.

L’auteur compare la situation de son pays à celle du Liban, qui est marquée par une lutte entre les trois Présidents, celui de la République au Palais de Carthage, le Premier Ministre au Palais du Bardo et le Président de l’Assemblée nationale (p.95). Le multipartisme règne en maître ; on en compte 228, la plupart inactifs (p.27). Le Parlement de 2014 s’est trouvé fortement droitisé (p.29). Aux élections présidentielles de 2019, le candidat Nabil Karoui ayant été écarté, Kais Saeïd l’emporte avec 73% des voix et une participation de 57% (p.70).

Les élections libres de 2011 avaient donné au Parlement 89 sièges sur 217 au parti frériste Ennahda qui avait formé une troïka avec deux partis sécularistes, le Congrès pour la République et Ettakattol (p.19). En août 2013, une réunion à l’hôtel parisien du Bristol s’était tenue entre Saîed, Ghannouchi et Beji Caîd Essebsi pour le partage des responsabilités ; le Président sera compétent dans la diplomatie et la défense nationale ; le chef de gouvernement chargé des autres dossiers (p.21) Ennahda bénéficiait à l’époque de la présence de militants dans toutes les régions et de moyens financiers colossaux cachés (p.32). Puis la dislocation de Nidaa Tounes avait fait des islamistes le premier bloc parlementaire (p.33). Les Nahdaouis ou « Khwenjia » ont importé le Système Erdogan d’une bourgeoisie islamiste (p.48). En 2020, pour éviter une dissolution de l’Assemblée, les deux partis en tête, Qalb Younes (ex Nidaa) et Ennahda se partagent la présidence et la vice-présidence de l’Assemblée. Mais pour la population, Ennahda est associée à la décennie noire, qui commence en 2011 ; les Nahdistes sont ainsi le repoussoir dont a besoin Saiëd (p.219) qui les avait ainsi critiqués : « Dieu s’est adressé aux Musulmans et non aux islamistes » (p.141).

L’auteur examine les constitutions dont l’élaboration a fait s’opposer partisans de la charia et contestataires. Dans la Constitution de 2022, l’article 5 inscrit la Tunisie dans la Oumma islamique et charge l’État de défendre les finalités de l’islam ; l’article 55 présente les limitations des droits et libertés ; ces deux articles suffisent pour rétablir la polygamie !

Le Président Kaïs Saîed, de son côté, avait rencontré les populations déshéritées, les diplômés chômeurs, les travailleurs précaires, les familles de martyrs, les blessés de la Révolution, dont beaucoup d’entre eux avaient intégré ses groupes de travail. En 2019, il avait joué la carte de l’antisystème contre les mouvements sociaux autonomes (p.20), soutenant toujours les forces armées civiles et militaires (p.53). C’est pourquoi, unifiés par son discours sociétal conservateur, ses partisans appartiennent au Mouvement des Jeunes Tunisiens, où des dizaines de milliers d’individus sont hostiles au sécularisme, aux Ligues de protection de la Révolution et à Al Karama, initialement proches d’Ennahda, porteuses d’un discours souverainiste et exigeant une rétribution des richesses (p.127). Saïed, qui privilégie le lien direct avec le peuple (p.141), a également sur la jeunesse un regard empreint de paternalisme (p.134). Il a pu ainsi supprimer les corps intermédiaires, la Cour Constitutionnelle, l’Instance nationale de lutte contre la corruption, le Conseil supérieur de la Magistrature et modifier la composition de l’Instance indépendante des Élections (p. 146), privatiser des entreprises sans tenir compte des exigences sociales de la Centrale syndicale U.G.T.T. (p.149).

Le Référendum du 22 juillet 2022 donne au Président 92,3% de oui, mais le taux d’abstentions se montant à 75%, ce n’est en fait que 23% de la population qui a donné son accord à un moment de désaffection politique et de division des opposants (p.195). Le 25 juillet 2021, le Président limoge le Chef du gouvernement Hichem Mechichi, invoquant l’article 80 de la Constitution (p.106), gèle l’Assemblée des Représentants du Peuple et se déclare Chef du Parquet. Ce coup de force est accepté par une bonne partie de la société civile (p.13) même si la journée avait été ponctuée d’incendies volontaires et de pillages (p.106). Le Président a ainsi mis en place un régime présidentialiste (p.112), modifiant considérablement l’ordre juridique en cours (p.116) et se considérant responsable de tout ce qui se passe en Tunisie (p.121).

Pour M.Nafti, les dirigeants populistes estiment que le peuple se réduit à leurs partisans (p.134) et le système clientéliste fidélise la jeunesse par la promesse d’accorder des terres collectives et les hommes d’affaires corrompus par la promesse d’une amnistie (p.193). L’application de l’article 80 de la Constitution a fait entrer le pays dans une dictature constitutionnelle (p.176). Au nom du peuple, ce régime ultraprésidentialiste transforme les citoyens en sujets (p.215). Mais 39% de la population a moins que 25 ans. Ces jeunes qui n’ont pas connu le despotisme, accepteront-ils l’autoritarisme et affronteront-ils leurs aînés qui ont connu la dictature ? (p.224)

Le lecteur consultera avec intérêt l’interview de K.Saîed du 11 juin 2019 au magazine en ligne Al Chra’ Al Magharibi (p.227 à 239), la chronologie des évènements entre 2019 et 2022, (p. 241 à 247) et une bibliographie très récente (p.249 à 263).