La France et l'Inde des origines à nos jours. Tome 3 : regards croisés

Recension rédigée par Alain Lamballe


Historien reconnu, professeur émérite de l’Université de Nantes, membre de l’Académie des sciences d’outre-mer, Jacques Weber intitule « Regards croisés » le tome 3 de son ouvrage « La France et l’Inde des origines à nos jours ».

            Comme dans les deux premiers tomes, l’auteur cite abondamment ses sources, nombreuses et reproduit systématiquement des extraits des personnages mentionnés, ce qui justifie, voire renforce son argumentation. Il a abondamment lu, confronté les sources, décelé et rectifié les erreurs des analyses faites par les voyageurs, écrivains et artistes français ayant traité de l’Inde. Fort de sa vaste culture, l’auteur donne son opinion sur le bien-fondé des jugements de tous ces Français, attribuant le cas échéant leurs erreurs d’appréciations à un manque de connaissances sur l’Inde. Il réhabilite certains savants injustement restés dans l’ombre et au contraire relativise les apports de certains autres. Il a aussi utilisé en les citant les travaux de ses étudiants et d’étudiants d’autres universités, ce qui complète fort bien son champ de recherche.

            Comme le montre son titre, le tome de 674 pages retrace les analyses faites de l’Inde par les Français et celles faites de la France par les Indiens.

            Ce tome de 674 pages comprend 3 parties se décomposant en neuf chapitres. Certains des chapitres sont agrémentés de photographies en noir et blanc incorporées dans le corps du texte et de photographies en couleur regroupées en fin de chapitre. La première partie appelée « Les Indes savantes » traite de l’Inde vue par nos philosophes, nos romantiques et nos indianistes. La seconde partie, « L’Inde de l’à-peu-près », traite de l’art lyrique et de la peinture et de l’Inde des voyageurs, du roman populaire. La troisième partie, « La France et l’Inde au XXe siècle », traite du goût de la France en Inde, des relations de Tagore et de Gandhi avec la France et de l’indépendance indienne perçue depuis la France. Des personnages aux facettes multiples sont parfois mentionnés dans différents chapitres.

            Dans la première partie de l’ouvrage se trouve un véritable répertoire de tout ce qui a été écrit de sérieux sur l’Inde par des Français et quelques étrangers. L’auteur classe les érudits : romantiques, universitaires, catholiques, philosophes, archéologues, hommes de terrain, naturalistes, librettistes…

            Effleurées dans les tomes 1 et 2, les réflexions sur l’Inde des philosophes et des encyclopédistes sont développées dans le tome 3. Les philosophes français du XVIIIe siècle, à l’exception de Jean-Jacques Rousseau, ont beaucoup écrit sur l’Inde mais en commettant de nombreuses erreurs. L’Orient, tout particulièrement l’Inde, fascine les romantiques. Sylvain Lévi domine l’indianisme français dans la première moitié du XXe siècle. Son disciple Louis Renou publie une grammaire du sanskrit et une œuvre magistrale,Études védiques et pâninéennes. Émile Guimet crée à Lyon un musée orientaliste qui, transféré à Paris, porte son nom. Au début du XXe siècle, le général de Beylié perd le fruit de son travail d’archéologue en Inde à cause d’un contrôle tatillon des Britanniques. Empêchés de travailler dans l’Inde britannique, des indianistes français travaillent sur sa périphérie, notamment au Népal et en Afghanistan ainsi qu’au Cambodge.

            L’auteur rappelle la contribution déterminante de tous ces savants français à la connaissance de l’Inde tout en déplorant que ce pays reste peu connu en France. On leur doit de passionnantes descriptions du système des castes.

            La deuxième partie décrit les ouvrages de fiction et les œuvres d’art faisant référence à l’Inde. Pour la plupart, leurs auteurs s’affranchissent très largement de la vérité historique. Jacques Weber répertorie et analyse les représentations en France de l’Inde sur les scènes théâtrales, à l’opéra, dans la musique et dans la peinture. Le fanatisme des Brahmanes et la satî sont évoqués et condamnés. Mais, parfois, l’hindouisme est innocenté. Globalement, les impressions positives à l’égard de l’Inde demeurent dans les récits de voyage et les romans.

            L’auteur s’étend longuement sur les perceptions des voyageurs aux XIXe et XXe siècles, plus précisément de 1850 à 1940 à l’égard de l’Inde dans sa globalité. Certains ont conduit des missions scientifiques mais la plupart ont recherché l’agrément par le dépaysement. Souvent, leurs récits ne reflètent donc pas l’Inde réelle mais décrivent plutôt une Inde imaginaire qui fait rêver et qui parfois effraie par sa cruauté. L’hindouisme suscite des critiques mais aussi des louanges. Ces voyageurs visitent souvent les mêmes lieux, Pondichéry bien sûr mais aussi Madras, Calcutta, Bombay, Delhi, Lucknow, Madurai, Bénarès, Agra et plus rarement Lahore. Certains s’aventurent dans des régions peu communes comme le Deccan, le Cachemire et même les zones tribales aux confins afghans. Ils se déplacent en chars à bœufs, sur des chameaux et plus tard en chemin de fer. Parmi les voyageurs qui se déplacent souvent en train grâce au développement du réseau ferré figurent quelques militaires. Pierre Loti, officier de marine, est le plus connu de ces militaires ayant sillonné l’Inde. Plusieurs pages lui sont consacrées en plus de plusieurs brèves mentions ailleurs dans ce tome 3. Il découvre la complexité de l’Inde qu’il reconnaît ne pas comprendre. Mais au contact des Brahmanes, il prend conscience de la tolérance et de la grandeur de l’hindouisme.

 Quelques voyageurs expliquent la conquête de l’Inde par les musulmans puis par les Britanniques par la tolérance, le pacifisme et la mollesse du peuple. Certains dénoncent l’arrogance des Anglais à l’égard des indigènes tout en admettant parfois leur efficacité et les bienfaits apportés par la construction de routes, de voies ferrées et de canaux, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Beaucoup de voyageurs remarquent la lourdeur de l’impôt foncier. Les manufactures anglaises ont tué le métier à tisser. Les voyageurs accusent les Britanniques d’avoir trop longtemps laissé l’agriculture dépérir. Après avoir négligé l’entretien des infrastructures d’irrigation construites dans des temps plus anciens par des souverains hindous, tamouls notamment, ce n’est qu’au cours de la seconde moitié du XIXe siècle que les colonisateurs construisirent des canaux. Leur cupidité, la pression fiscale qu’ils imposent à leurs sujets, la ruine qu’ils provoquent des industries locales et des artisans et les atteintes à certaines pratiques religieuses paraissent aux voyageurs les causes parmi d’autres de la révolte de 1857.

Les voyageurs estiment que les Britanniques ne seraient jamais venus à bout des insurgés sans la fidélité et l’aide apportée par les Sikhs, des Gurkhas et des Pachtouns. De plus, l’Inde dravidienne ne s’est pas ralliée aux mutins. De ce fait, la révolte n’a pas revêtu une ampleur nationale, se limitant à la plaine du Gange.

Quelques voyageurs attribuent aux Britanniques une part de responsabilité dans les famines qui déciment le pays à la fin du XIXe siècle et dénoncent leur indifférence face aux épidémies de peste en particulier. D’autres considèrent que les Indiens eux-mêmes en sont responsables par leurs négligences en matière sanitaire et leur refus de la médecine occidentale. Dans l’ensemble, les voyageurs français s’intéressent peu au nationalisme indien qui prend naissance. Ils ne le considèrent pas comme important. En cas de rébellion des hindous, les musulmans feront cause commune avec les Britanniques, estiment certains.

            L’auteur analyse ensuite le roman populaire en Inde. À partir des années 1830 et 1840, l’image de l’Inde se dégrade. Elle sert de décor à des romans qui décrivent l’Inde de manière parfois rocambolesque et approximative, en invitant au rêve et au voyage. Beaucoup d’auteurs la tournent en dérision. Ils la trouvent déroutante et dénoncent la condition des femmes et les sacrifices perpétrés dans les temples. Leurs œuvres fourmillent parfois d’absurdités. La dénonciation de l’hindouisme sert la cause de l’anticléricalisme et de l’irréligiosité mais cette religion promeut le patriotisme face aux Anglais, vivement critiqués.

            La troisième partie décrit les relations entre la France et l’Inde au XXe siècle. L’auteur traite du goût de la France en Inde. Les élites bengalies éprouvent un vif intérêt pour la littérature, la philosophie et les idées politiques de notre pays. À défaut d’une politique de l’État français, des initiatives privées se manifestent.

            Les parsis, chassés de leur pays d’origine, la Perse, réfugiés en Inde, tout particulièrement à Bombay attirent l’attention des voyageurs français par leur générosité, leur intérêt pour l’éducation (qui se manifeste par le soutien à des institutions existantes mais aussi par la création de nouveaux établissements comme le collège Elphinstone à Bombay), leur préoccupation de santé publique (qui se traduit par la construction d’hôpitaux). La culture française les intéresse. Réciproquement, certains Français étudient la religion et la langue des parsis. Le développement de l’apprentissage du français à Bombay, sans aucune aide des autorités nationales françaises indifférentes à l’Inde, inquiète les Britanniques qui redoutent la propagation d’idées révolutionnaires. Dans le sud de l’Inde, les missionnaires français dirigent de nombreuses écoles. Ils dénotent dans leurs élèves de réelles aptitudes et une motivation sans faille. Ils ont contribué à la formation des élites indiennes. Mais l’influence française s’estompe après la Seconde Guerre mondiale et l’indépendance, face à la concurrence des Allemands dont la langue est considérée comme un véhicule scientifique et des Russes. L’apathie de notre pays explique ce déclin.Les Alliances françaises ne se développeront que bien après l’indépendance de l’Inde.

            L’auteur décrit ensuite les relations de Tagore et de Gandhi avec la France, en relatant notamment leurs voyages dans notre pays. Après la Première Guerre mondiale, des intellectuels constatent le déclin de l’Occident et se tournent vers l’Orient, dont l’Inde. Gandhi affirme la supériorité de l’Asie en opposant la civilisation de l’avoir des Européens à la civilisation de l’être de l’Inde. Malgré plusieurs séjours en France dont certains longs effectués entre 1878 et 1930, Rabindranath Tagore ne parvient pas en dépit de ses efforts à maîtriser la langue française. Sa connaissance de notre littérature demeure limitée. Mais il est subjugué par Paris. La personnalité de Gandhi déconcerte, son message restant difficile à saisir. Mais son concept de non-violence et son pardon à l’égard de l’oppresseur lui attirent des sympathies.Jacques Weber décrit les évènements principaux qui secouent l’Inde après l’indépendance et la manière dont ils sont perçus en France, par les médias et marginalement par les autorités.

            Dans ce tome, l’auteur nous rappelle des pans de l’histoire de l’Inde, telle qu’elle est perçue par les Français qui se sont intéressés à ce pays de manières les plus diverses, par des études et/ou des voyages. Il s’exprime rarement à titre personnel. Il le fait notamment pour regretter l’indifférence de la France à l’égard de l’Inde pendant la période historique qu’il décrit, un effacement qu’il attribue à la volonté française de ne pas froisser les Britanniques et aussi après l’indépendance à la guerre en Indochine.

            La lecture de ce tome passionnera tous ceux qui s’intéressent aux relations qu’ont entretenues dans le passé la France et l’Inde.

Jacques Weber est sans doute le seul chercheur à s’être intéressé à tous les contacts entretenus entre Français et Indiens au fil des siècles.

C’est dire tout l’intérêt de ce tome, facile à lire, au style clair et fort bien structuré.