La bouteille de vin : histoire d'une révolution

Auteur Jean-Robert Pitte
Editeur Tallandier
Date 2013
Pages 310 p.-[32] p. de pl.
Sujets Bouteilles de vin
Conditionnement

Histoire

Bouteilles

Industrie et commerce

Histoire
Cote 59.268
Recension rédigée par Christian Lochon


Notre éminent Confrère, Président de la Société de géographie mais aussi Président de l'Académie du vin de France, a eu pour dessein dans cet essai si bien présenté et illustré de « mettre en valeur le rôle essentiel de la bouteille dans l'histoire moderne et contemporaine du vin... Sans ce contenant lourd et quasiment étanche, le vin de Champagne ne serait devenu mousseux ». Cet ouvrage nous aide à comprendre que «  le flacon participe pleinement à l'art d'élaborer, d'élever, de vendre, de choisir et de déguster le vin ». L'auteur nous dresse ainsi les différentes étapes de cette culture nationale du vin si appréciée et souvent copiée à l'étranger. Déjà, Monsieur Pitte, dansLe Vin et le Divin (Fayard 2004), Bordeaux-Bourgogne : les passions rivales (Hachette 2005 et 2007), Le Désir du vin à la conquête du monde (Fayard 2009) nous avait éclairés sur certains aspects de la viticulture et des industries annexes. Dans La Bouteille de vin, il dévoile tout l'intérêt qu'il porte à l’œnologie ; au cours de recherches en 1970 dans le Bugey « carrefour culturel et conservatoire d'archaïsmes », il a découvert d'anciennes bouteilles et s'est mis à en collectionner : « Je possède une fiasque italienne habillée de son paillage de maïs du début du XXe siècle  pages 188 et 281) ou « Une bouteille du modèle clavelin de 68cl (de 1860 ?) est en ma possession » (pages 197 et 283). En 1965 et 1966, il se trouve en Hongrie et constate l'engouement de ses hôtes pour le célébrissime Tokaj ; en 2000, il publie dans la revue L'Amateur de Bordeaux (No 71) un article contesté, Le vin de Bordeaux est-il protestant ? dans lequel il suppute que « l'idée de décanter le vin est en concordance avec l'éthique protestante qui n'admet aucun intermédiaire entre Dieu et le fidèle ». Il ne résiste en tout cas jamais à la « joie de partager quelques bonnes bouteilles entre amis... comme à Nuits Saint-Georges lors d'une tenue de la Confrérie des Chevaliers du Tastevin » ; il nous fait ainsi partager sa joie d'avoir « eu le privilège de goûter un Margaux un siècle et demi après la mort du marquis ». Ce ton personnel si plaisant et si apprécié de ses Consœurs et Confrères donne à cet ouvrage au demeurant didactique, historique et scientifique, un aspect intimiste attachant.

« Ex Oriente lux » ; comme pour d'autres découvertes, la viticulture, il y a 8000 ans, la verrerie, il y a trois millénaires, ont été inventées au Proche-Orient, nous rappelle l'auteur. Le sable de Sidon (Saïda au Liban actuel) et le carbonate de sodium hydraté d’Égypte servirent à la composition du verre et en Syrie, fut inventée la canne à souffler le verre au premier siècle avant J.C. Lorsque l'Occident retrouvera l'usage du verre au XIIIe siècle, les verreries du Tessin importeront le fondant sodique de Syrie et de Palestine. Ce n'est qu'en 1204, lors du sac de Constantinople par les Croisés puis, en 1453, lors de la prise de la ville par les Turcs, les verriers byzantins se réfugient à Venise, où ils contribueront à rendre célèbres les produits des verreries de Murano. Au XVIIe siècle, la Perse sera décrite à la Cour de France par le joaillier français Tavernier qui se rendit plusieurs fois à Ispahan et à Chiraz, où trois verreries étaient installées et produisaient des récipients en verre pour y conserver les sorbets et exporter dans des bouteilles annuellement deux mille hectolitres de vin en Inde. Produit par des Arméniens à 1600 mètres d'altitude, le vin de Chiraz, était très apprécié de la Cour du souverain iranien ; il était offert dans des brocs en cuivre étamé ou émaillé, somptueusement ornés de portraits de Shah Abbas et de ses échansons favoris. La Reine d'Angleterre Anne Stuart se verra offrir un de ces précieux flacons par l'ambassadeur de Perse en 1708. L'auteur trouve également que les bouteilles actuelles du vin de Madère ou des vallées italiennes alpines ont la forme des anciennes bouteilles de Chiraz.

Le vin pressé, il fallait le boire et on utilisa, avant l'usage du verre, des outres en peau dont parle l'Odyssée (VIIIe siècle avant J.C.), qui pouvaient aussi servir pour le lait et l'huile. Des récipients en terre cuite comme les amphores en permirent le transport ; on en a retrouvé en Grèce du 4e millénaire avant J.C. ; elles pesaient 30kg et contenaient 25 à 30 litres de vin ; à Vix, en Bourgogne, on découvrit un cratère grec du Ve siècle avant J.C., qui avait été transporté par mer jusqu'à Marseille puis le long du Rhône et de la Saône. La boissellerie est également une technique ancienne utilisée par les Étrusques au VIIe s. avant J.C. ; au Ier s. avant J.C. Lyon était un centre de fabrication de tonneaux (du mot celtique « tonn » qui signifie « peau »). On utilisa aussi des cornes naturelles d'animaux qu'on imita en céramique (rhytons) ou des calebasses (longtemps en usage en Perse), qu'on imitait aussi en porcelaine ; il s'agissait parfois de petits contenants qu'on pouvait attacher à la ceinture. L'Antiquité, on l'a dit, avait découvert la fabrication du verre ; l'élite utilisait des gobelets en verre en Grèce, appelés « skuphos » ou « kantharis » importés de la côte syrienne. Pline attribue d'ailleurs aux Phéniciens cette industrie. La maîtrise du soufflage réapparut au XIIIe siècle en Europe ; le mot « bouteille » vient du bas-latin « buttis » (outre ou tonneau), d'où, « butticula » et donc « bouteille ». À cette époque, l'administrateur à la Cour de France qui s'occupait des achats de vin était le « Bouteiller ». Les verreries françaises utilisèrent d'abord le bois, puis, au XVIIe siècle, pour préserver le bois destiné à l'armement de la flotte de guerre et de commerce (sous Colbert), ce fut le charbon qui le remplaça. C'est la mise en bouteille qui préserva le vin que l'on devait boire auparavant assez vite, en tout cas avant les premières chaleurs du printemps. Les verreries se développèrent en Argonne et dans le Bordelais pour le transport du vin local en bouteilles. En 1735, un règlement pour la fabrication et le respect du volume des bouteilles est voté au Parlement de Paris. En 1790, les cinq verreries bordelaises fabriquent annuellement 400 000 bouteilles sur les trois millions dont on avait besoin pour le vin régional. Les souffleurs mouraient jeunes, victimes de brûlures et d'affections pulmonaires et l'amélioration technique du soufflage ne vint qu'en 1894 lorsque l'ingénieur Boucher inventa une première machine semi-automatique. En plus des bouteilles, les verreries produisaient de fines carafes qui servaient pour décanter les vins et, au Périgord, depuis 1576, de grandes bonbonnes surnommées « tynetes ».

Notre confrère collectionneur détaille ensuite les différents modèles de bouteilles utilisées pour le vin. La production mondiale actuelle de bouteilles de vin atteint aujourd'hui 30 millions. La contenance de 75 centilitres de la bouteille bordelaise a été calculée sur le volume des barriques de la région qui était de 225 litres afin de remplir 300 bouteilles. C'est la bouteille bordelaise cylindrique qui est la plus utilisée mondialement ; elle aurait été inventée par l'Irlandais Mitchell qui ouvrit une verrerie à Bordeaux en 1726. Une variante est la frontignane, cylindrique et légèrement tronconique inverse qui servait à mettre le muscat de Frontignan acheté au préalable en barriques. Le modèle de bouteille champenoise, devenue « bourguignonne »a été adoptée au début du XIXe siècle. La  flûte est rhénane ; le fiasco toscan et ombrien se vit «  clissé » , c’est-à-dire enveloppé de paille de maïs ( plante importée à Venise au XVIe siècle) ; le clavelin est franc-comtois ; le tokaj, dont, après l'avoir goûté, en 1703, Louis XIV aurait dit qu'« 'il était le roi des vins et le vin des rois », était contenu dans des bouteilles au long col comme d'ailleurs le « Constantia », vin du Cap, importé en Europe à partir de 1685. Un élément incontournable pour la conservation du vin demeure le bouchon ; les Romains avaient reconnu les mérites du bouchon en liège et c'est en Angleterre qu'il réapparut au début du XVIIe siècle, puis en Champagne en 1665 ; la corporation des Bouchonniers est reconnue en France en 1726. On connaissait aussi le bouchon en verre adhérant à l'émeri. Le terme de « bouchon » vient du bas-latin « bosca » (« faisceau d'herbes ») qui donna en vieux français « bousche ». En anglais, le terme « cork » vient du latin « quercus » (chêne-liègej) passé par l'arabe « alqurq » puis l e castillan « alcorque »

Le vieillissement du vin, conservé dans des amphores hermétiques était connu de l'Antiquité. Une charte de 1117 rédigée à Frontignan est consacrée à la culture du cépage muscat ; le vin était ainsi « muté ». Le XVIIIe siècle est le siècle d'or de Bordeaux ; les vins y sont mis en bouteille après collage au blanc d’œuf battu ; c'est d'ailleurs l'accumulation des jaunes d’œuf qui serait à l'origine des petits gâteaux cannelés locaux. « Décanter » qui vient du verbe anglais «  decant », apparu en 1630, est un autre traitement du vin destiné à en améliorer le goût ou l'aspect. De plus en plus, le respect pour les grands crûs s'intensifie. Thomas Jefferson, ambassadeur américain en France et qui deviendra Président, entreprend un voyage dans le Bordelais en 1788 pour visiter les vignobles et passer des commandes auprès des propriétaires des grands châteaux ; revenu aux États-Unis, de Philadelphie, de Washington ou de sa résidence de Monticello, il continuera à faire venir de France ses vins préférés. A Reims, en 1775 et les années suivantes, 100 000 à 200 000 bouteilles de champagne sont vendues, notamment en Angleterre puis en Russie. Une cargaison de Champagne Veuve Cliquot sera retrouvée dans la Baltique en 1839, titrant 160 grammes de sucre par litre selon le goût russe. La clientèle souhaitait que ce vin de qualité soit livré dans de pesantes bouteilles qui seront ornées d'étiquettes, utilisées pour la première fois en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle.

L'ouvrage est illustré par des reproductions de tableaux connus, où figurent des verres, des carafes, des bouteilles de toutes formes ; il s'agit du Buveur d'A. Carracci, 1583 (photo 11), du Dessert de Gaufrettes de Lubin Baugin, 1631 (photo 14), du Déjeuner de jambon (photo 23) et du Déjeuner d'huîtres (photo 24) de J.F. de Troyes (1735), du Jeune Dégustateur de Philippe Mercier, 1740 (photo 13), du Bar aux Folies Bergères de Manet, 1882 (photo 69), des Repasseuses d' E. Degas 1884 (photo 60), du Repas de Noces à Yport d'A.A. Fouré, 1886 (photo 53) ou de L'Homme au verre de vin de Modigliani, 1918 (photo 61). Insérées entre la page 176 et la page 177, seize pages d'illustrations en couleur ajoutent le plaisir des yeux au plaisir de la lecture. D'autres tableaux sont mentionnés comme Le Tricheur à l'as de Georges de La Tour,1635, des Raboteurs de parquet de Caillebotte, 1875 ou de La Bouteille de vin de Joan Miro, 1924. Des textes littéraires et des citations émaillent le texte comme La Dive Bouteille du Cinquième Livre de Rabelais (page 65), des calligrammes en forme de bouteille de 1763 et de 1807 (pages 244 et 245). Les grands auteurs ne sont pas indifférents aux grands crûs. On regardera avec intérêt les dessins sur la fabrication des bouteilles par le soufflage (pages 130 à 136), les différents types de bouteilles (pages 142,143, 160, 166, 228), et la reproduction de la machine à souffler de Boucher (page 212) ; il faudra aussi lire les notes très nombreuses mais très instructives, parfois personnelles du Deus ex machina (pages 253 à 293).Parmi les 166 auteurs cités dans la bibliographie, la mention du conte d'AndersenLe Goulot de bouteillepeut surprendre comme celle du Grand Dictionnaire de Cuisined'Alexandre Dumas, paru en 1873 et que les Éditions Bartillat Omnia viennent heureusement de rééditer. Quant à notre éminent confrère le professeur Xavier de Planhol dont Le Monde islamique. Essai de géographie religieuse (PUF, 1957) est mondialement connu, il n'a pas hésité à consacrer un article au Vin de Chiraz dans l'ouvrage dirigé par Alain Huetz de Lemps et al. Les Vins de l'impossible (Grenoble, Grénat 1990).

La lecture d'une telle somme nous aura convaincus que « Les bouteilles ont bien des vertus que ne soupçonnait pas le premier verrier » comme le conclut l'auteur et « qu'il y a davantage de sagesse dans une bouteille de vin que dans tous les livres » comme le suppose Pasteur, à l'exception bien sûr de La bouteille de vin. Histoire d'une révolution de notre remarquable ancien Président de Paris IV.