Auteur | César Castellvi |
Editeur | CNRS |
Date | 2022 |
Pages | 300 |
Sujets | Presse Sociologie Japon 2000-.... |
Cote | 66.072 |
Sociologue, maître de conférences à l’Université de Paris, César Castellvi est membre du Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale. Son enquête - et non le présent ouvrage - a été couronnée par le prix Okamatsu de la Société française des études japonaises (2019) et le prix Shibusawa-Claudel (2021). Encore aujourd’hui, le Japon se caractérise par la vigueur de sa presse : en 2019, quatre quotidiens se trouvaient parmi les dix plus grands tirages mondiaux, le Yomiuri Shinbun et l’Asahi Shinbun, se classant respectivement premier et second. S’il est possible de parler d’un véritable empire de presse, au Japon, de façon paradoxale, le journalisme n’est pas constitué en profession reconnue (pas de carte de presse comme en France). Pourtant les journalistes existent bien. L’énigme à résoudre résulte d’un paradoxe : comment comprendre à la fois l’existence de puissantes entreprises de presse et le défaut de professionnalisation de l’activité journalistique.
L’encastrement sociétal d’un monde professionnel apparaît fort : alors que la digitalisation du travail est un sujet omniprésent, la production du journal papier occupe encore une place centrale dans la division du travail interne et l’organisation de la journée du journaliste. De fait, les tirages encore élevés témoignent d’un haut niveau de consommation de la presse papier. Toutefois, la majorité des lecteurs appartiennent à la tranche d’âge des plus de soixante ans. De ce fait, la force du papier tend à devenir un frein au basculement de nombreux journaux vers le digital. Par ailleurs, la période qui a suivi l’explosion de la bulle spéculative japonaise a été marquée par l’affaiblissement du compromis social : affaiblissement du système de l’emploi à vie dans les grandes entreprises, réduction drastique des embauches des jeunes. Cette évolution a été freinée pour les entreprises de presse, du fait du vieillissement et de la diminution de la population, d’où des phénomènes croissants de pénurie de main-d’œuvre, mais aussi une mise en question de la pénibilité du travail.
L’ouvrage traite ainsi des relations entre profession et organisation, à partir des méthodes définies par les sociologues interactionnistes de l’École de Chicago (Everett Hughes, puis Andrew Abbot). Le journalisme de presse japonais propose en effet une forme exacerbée de dépendance par rapport à l’entreprise. Il s’inscrit dans une pratique internationale courante consistant à croiser la sociologie du travail et des professions avec l’étude des médias et du journalisme : à cet égard, la recherche japonaise apparaît en retard sur celle anglo-saxonne, voire francophone. Par ailleurs, le livre est le fruit d’une enquête de terrain menée de février 2012 à juillet 2017, impliquant notamment une immersion totale au sein de l’Asahi Shinbun, en tant qu’assistant éditorial. Ce travail de terrain a été complété par quelques 72 entretiens semi-directifs menés auprès de journalistes ou d’anciens journalistes ainsi que par le dépouillement de la littérature académique et des enquêtes statistiques existantes.
En découle le plan adopté. Les trois premiers chapitres analysent l’organisation des journalistes de presse japonais.
Le chapitre 1 propose une « cartographie de la presse quotidienne japonais » : différentes catégories de journaux, organisation du marché de l’information, définition du modèle économique des principaux quotidiens nationaux, maillage territorial, des sièges de Tokyo jusqu’aux bureaux de distribution de journaux dans les quartiers résidentiels.
Le chapitre 2, « faire carrière dans la presse » resserre la focale sur l’Asahi Shinbun, en suivant les grandes étapes de la carrière des journalistes. Il montre que les trajectoires des journalistes sont marquées par une importante rotation des postes, comment ces mêmes journalistes se distinguent des autres salariés de l’entreprise et met en évidence leurs pratiques propres.
Le chapitre 3 examine « le rapport aux sources dans les médias japonais ». Il révèle le rôle fondamental des clubs de presse. Ces derniers permettent aux salariés d’instaurer un monopole sur la production de nouvelles institutionnelles et de faire face aux difficultés posées par la forte rotation du personnel des rédactions, en fournissant aux reporters un accès clé en main aux sources institutionnelles.
Les trois chapitres suivants mettent en lumière les évolutions affectant le journalisme japonais depuis deux décennies.
Le chapitre 4 traite de « l’engagement total dans le travail et la crise des vocations » : une analyse des conditions de travail des reporters travaillant dans les bureaux régionaux de leurs entreprises permet de comprendre comment disparaissent les frontières entre vie professionnelle et vie privée. « La féminisation des rédactions » est au cœur du chapitre 5. Si un tel processus est à l’œuvre et s’il s’est accéléré récemment, néanmoins, encore minoritaires dans les effectifs, les femmes se heurtent à un plafond de verre, qui limite leur accès aux fonctions de direction éditoriales et managériales. Si, depuis quelques années, elles représentent la moitié des promotions nouvelles de lauréats aux concours d’entrée, leur réussite interne dépend toujours de leur capacité à accepter les normes de travail implicitement masculines imposées par les organisations.
Le chapitre 6 s’intitule « de l’anonymat à la starification des journalistes ». Il s’intéresse aux transformations relatives à la pratique de la signature dans les pages des journaux japonais. Le passage d’une logique d’anonymat à l’incorporation de la signature individuelle des journalistes y a été à la fois progressif et très tardif. Il constitue de nos jours un véritable changement de paradigme.
En conclusion, il est clair que l’un des phénomènes majeurs réside dans le rôle central joué par les entreprises. Ainsi s’expliquent un certain nombre de caractéristiques de l’industrie de la presse (formation dans l’entreprise, emploi à long terme, promotion à l’ancienneté, rôle des clubs de presse et anonymat de principe). La solidité des entreprises de presse a longtemps permis de protéger les carrières des journalistes., notamment grâce aux clubs. Une seconde conclusion réside dans l’effritement progressif de cette logique centrée sur l’entreprise. L’investissement total dans le travail était au cœur du compromis entre reporters salariés et entreprise. Or ce compromis est remis en cause aujourd’hui : déclin des vocations de jeunes hommes issus de l’université, et féminisation corrélative, atténuation du quasi-monopole dont disposaient les entreprises sur la réputation de leurs salariés à travers l’anonymat, montée irréversible de l’internet. Un recours à la grille d’analyse de Mark Granovetter permet enfin d’identifier les prémices de l’institutionnalisation d’un marché du travail professionnel : vont en ce sens la généralisation de la signature et la multiplication des pages de recrutement à destination des journalistes expérimentés. Cependant des obstacles continuent de restreindre l’émergence d’un marché du travail propre aux journalistes : la persistance du système de la rémunération et de promotion traditionnel dans les grandes organisations japonaises et, surtout, le faible niveau d’institutionnalisation du journalisme en tant que profession autonome. Enfin, dernière conclusion, entre 2017 et 2021, les mutations du secteur de la presse japonaise se sont accélérées, provoquant une rupture entre les journaux misant en priorité sur la numérisation (Nihon Keizai Shinbun) et ceux qui veulent « maintenir le papier à tout prix » (Yomiuri Shinbun). Hésitant entre les deux, l’Asahi Shinbun se trouve en position particulièrement fragile.
L’ouvrage est à la fois passionnant et d’une grande rigueur scientifique. Pour preuve, les annexes : celles-ci présentent la liste des principaux quotidiens et agences de presse d’information généraliste, un très utile lexique des termes japonais, un index des entreprises et institutions ainsi qu’une bibliographie à jour et très complète, avec mention des sources imprimées ainsi que des principaux sites internet.