Auteur | Dominique Le Brun |
Editeur | Omnibus |
Date | 2018 |
Pages | 645 |
Sujets | Arctique Découverte et exploration |
Cote | 62.055 |
Sans doute le temps est-il venu que, dépassant enfin la partie – le Pôle Nord -, pour le tout, -l’Arctique -, un ouvrage soit exclusivement dédié à l’histoire de la conquête de l’Arctique. Nombre d’ouvrages dans toutes les langues se sont consacrés à la geste de la glorieuse « conquête » du seul Pôle ; elle ne fut qu’un élément cachant, souvent, de moins glorieux desseins. Ceux-là même qui permirent à l’homme blanc la découverte de cette région hyperboréenne. Homme blanc qui sait aujourd’hui qu’il y fut précédé par des peuples, - eux-mêmes exogènes… - Mais ceci serait, non plus une histoire mais de la Préhistoire qui n’appartient pas au projet de l’auteur. Voilà déjà justifiée une partie du titre de l’ouvrage de Dominique Le Brun.
Mais "secrète", n’y aurait-il pas là un artifice racoleur ? Il ne faudrait pas s’y méprendre, ce titre doit être compris d’une autre façon. C’est un éclairage donné à l’histoire, et le projet apparaît dès le premier chapitre En effet, si la trame chronologique est sous-jacente, si elle permet précisément de contextualiser les différents épisodes de cette légendaire épopée, c’est précisément cette contextualisation aux éléments historiques habilement interrogés qui permet de révéler ces secrets liés à cette conquête – non plus du Pôle seul, mais de l’Arctique tout entier. Ainsi, dès « Les premières approches », titre du premier chapitre, depuis Pythéas le Massaliote jusqu’à l’épopée viking et les moines de Saint Brandan… L’histoire vient-elle à défaillir, voire à se dérober derrière le mythe ?, notre auteur d’y remédier par ses connaissances de marin qui lui permettent de le doter de degrés de crédibilité ou de nous faire part de son incrédulité ! On remarquera tout au long du livre, l’emploi des mots justes et appropriés qui illustrent ce savoir marin.
Parmi les mythes qui eurent la plus longue vie, celui de la « Mer libre du pôle » se développa dès la fin du Moyen Âge et tout au long de la Renaissance. Si la recherche de voies nouvelles qui permettront de découvrir « accidentellement » l’Amérique et ses populations indigènes, si cette recherche de nouvelles routes de la soie et des épices trahit déjà des appétits de commerce, de rendement économique, c’est d’abord le mythe d’une «Mer libre du pôle » qui, selon l’auteur qui y consacre un chapitre entier, orienta les explorateurs de l’Arctique. Selon lui, le mythe se serait constitué petit à petit, expédition après expédition, dès les découvertes de Sébastien Cabot, découvreur officiel de Terre-Neuve et des régions situées entre le sud du Groenland et le Labrador en 1517. Deux siècles plus tard, Bougainville lui-même y donnait encore crédit, qui s’appuyait sur nombre de rapports d’expéditions baleinières que conduisirent les chasseurs de mammifères marins au-delà de 80° Nord. On affirmait alors, qu’à cette latitude, la température est douce et l’eau libre. Et de suggérer que la route qui conduit en Chine ne passe ni par le nord-ouest ni par le nord-est, mais par le Pôle Nord lui-même. N’ira-t-on pas jusqu’à réactiver le mythe plus tard encore, lors de la disparition de l’expédition Franklin ? N’ira-t-on pas, en effet, jusqu’à supposer que Franklin et ses hommes aient pu pénétrer dans ce bassin polaire dans des circonstances favorables qui ne se soient pas représentées depuis lors pour leur permettre d’en ressortir ? Jusqu’à la fin du XIXe siècle persistera donc ce mythe de la « Mer libre du pôle ». L’auteur suggère nombre d’expéditions parties à la recherche de cet océan polaire. Et il remarque, très judicieusement, qu’en fait, ce sera le Norvégien Fridjof Nansen qui, par son voyage du Fram pris dans les glaces et dérivant, démontrera l’absence de réalité de cette « Mer libre du pôle ». C’est une mer, certes, mais elle est encombrée de glaces dérivantes.
Au XXème siècle, la découverte d’un passage du Nord-Ouest qui faciliterait les échanges entre l’Europe et le Pacifique par le détroit de Béring redevint comme une priorité quasi exclusive. Déjà, en 1818, John Ross et Edward Parry avaient atteint, au moins pour le second en 1819, l’île de Melville par 110° ouest. On le sait maintenant, un des secrets de cette avancée rapide fut une fluctuation climatique qui laissa un chemin d’eau libre vers le 75e° Nord. Dans la même période, toujours avec le même but, le Passage du Nord-Ouest est recherché dans le nord de la partie continentale du Canada en suivant les rivières le long desquelles tant de toponymes révèlent aujourd’hui les jalons des progressions des explorateurs.
Mais les échecs furent tellement nombreux que D. Le Brun s’interroge sur l’entêtement de l’amirauté britannique à revenir à cette recherche dévoreuse de vies humaines ! Il révèle qu’à des desseins commerciaux s’ajoutent désormais des vues géopolitiques peu mises en avant. Ainsi nous révèle-t-il que c’est déjà dans ce climat que Franklin était parti en 1845 pour la quête, seule avouée, de ce Passage du Nord-Ouest. On connaît la suite et 52 expéditions partiront à la recherche des deux navires de Franklin et de leurs équipages. Le mystère de cette disparition alimentée par tant d’hypothèses qui sont ici exposées ne sera levé… qu’en 1980 soit près d’un siècle et demi plus tard lorsqu’un anthropologue canadien, ayant obtenu l’autorisation de prélèvement sur quelques corps dont on avait retrouvé les tombes dans la toundra arctique, put définitivement révéler les causes de la mort des marins et confirmer, entre autre, qu’il y avait bien eu des traces de cannibalisme… Un secret tant redouté de la digne Amirauté qui, quoi qu’il en soit, trouve ailleurs les raisons – ici enfin dévoilées – de la mort des 129 hommes de l’expédition. En fait, les buts géostratégiques de leur mission furent atteints par les découvertes, année après année, des différentes îles de l’archipel arctique canadien : un Canada qui lui doit aussi, par cette région, son appartenance historique à l’empire britannique !
Quant au Passage du Nord-Est, dans un premier temps, il fut recherché presque exclusivement, pour les possibilités commerciales qu’il offrirait entre l’Europe et le Pacifique, et notamment l’Europe et les pays asiatiques. Profitant d’une fluctuation climatique favorable entre 1874 et 1876 le suédois Nordenskjöld fut le premier à réaliser la jonction par la route sibérienne entre l’Atlantique et le Pacifique Nord.
Totalement étrangère à des buts commerciaux et bien mise en valeur par l’auteur, apparaît ici la figure de Jean-Baptiste Charcot réalisateur de tant de missions polaires tournées vers de seuls buts scientifiques. A bord du Français dans un premier temps, puis des trois Pourquoi Pas ?, car, beaucoup l’apprendrons ici, il n’y eut pas qu’un unique et mythique Pourquoi Pas ? Si l’auteur ne révèle pas de « secrets » à proprement parler sur le naufrage du célèbre navire, il s’appuie sur les notes intimes auxquelles eurent accès deux auteurs d’ouvrages consacrés à Charcot. On lira avec intérêt comment les changements de planning de deux des coéquipiers de Paul Émile Victor induisirent une chaîne causale qui aboutit à l’épouvantable naufrage au large de l’Islande. À l’appui de ces révélations sont cités ici, in extenso, les rapports aussi bien du seul survivant du naufrage que de sa hiérarchie. Ici encore, l’appréciation experte du marin auteur de l’ouvrage permet de créditer les affirmations des rapports de degrés de véracité sur les causes du drame !
Pour notre auteur, pas de meilleure transition que Charcot pour nous présenter une tragédie qui se déroula dans la même région une centaine d’années auparavant et qui concerne un certain Jules Poret de Blosseville. Pourquoi ? Parce que, en livrant l’histoire peu connue de la disparition de ce marin, il est fidèle à trois objectifs qui le guident depuis le début de cet ouvrage. D’une part, tel qu’annoncé dans son prologue, faire connaître ces marins français morts dans les régions arctiques et dont les écrits officiels n’ont souvent pas même gardé les noms en mémoire… Dominique Le Brun met ici au jour cette histoire si peu connue des non-spécialistes et qui concernent pourtant celui qu’il révère comme le "premier explorateur arctique français". Enfin, mettre à jour les connaissances que nous avons de ce capitaine de la Lilloise qui avait été missionné, en 1833, pour la protection des marins morutiers et baleiniers fréquentant les eaux islandaises et du Groenland oriental. Pour y parvenir, D. Le Brun se réfère à un rapport - non encore publié - d’un certain Alain d’Aunay, descendant de Blosseville. De même qu’il l’a fait précédemment pour révéler les récentes données scientifiques que nous possédons pour lever les secrets de la disparition de Franklin et de ses hommes, de même utilise-t-il ce rapport établi par le descendant du valeureux Blosseville pour mettre à jour ce dossier. Publication en temps réel !
Y a-t-il dans cet ouvrage un seul secret qui n’ait pas été levé dans toutes les interrogations qui se posent sur la « colonisation » de cette zone circumpolaire ? Oui, le plus grand mystère entoure encore aujourd’hui… la conquête du Pôle Nord lui-même ! Entre les deux protagonistes qui en revendiquent la priorité, Cook vs Peary, la prudence reste de mise…, et malgré une centaine de pages consacrées au sujet, D. Le Brun se garde bien de trancher même en se référant aux plus récents éléments d’une enquête qui s’est poursuivie jusque dans les années 2000 ! Et le voilà contraint de laisser son lecteur dans une désagréable incertitude en affirmant que "l’absence de preuves empêche d’admettre aussi bien que Cook ou Peary ait atteint le pôle Nord…"(p.490) Et de nous conforter par une certitude : les premiers à avoir, à coup sûr, "vu le pôle" de leurs yeux sont les passagers du dirigeable Norge en 1926, lors d’une expédition commandée par le Norvégien Amundsen et ayant pour pilote l’Italien Nobile.
Avec le nom de ce dernier nous entrons dans la phase des « Concurrences nationalistes qui s’exacerbent en Arctique », titre que propose notre auteur pour le 7e et dernier chapitre de l’ouvrage. Il le développe sur près de 110 pages en observant que, entre les deux guerres mondiales, l’Arctique devint une sorte d’aire de jeu utilisée par les nations européennes pour afficher la supériorité de leurs modèles politiques respectifs. Précisément de la première traversée transpolaire par le dirigeable Norge, du Spitzberg à l’Alaska en passant par le pôle, qui tira le plus grand bénéfice de la Norvège alors fière de sa toute jeune indépendance de la Suède ou de l’Italie fasciste de Mussolini ?
De l’autre côté, reprenant les épisodes du Passage du Nord-Est qu’on aurait pu croire conclus par les expéditions du Suédois Nordenskjöld, Staline s’interroge sur la possibilité d’un tel voyage par des bateaux non prévus pour affronter les glaces. À bord d’un cargo de la flotte russe commerciale, le Tchelyouskine prennent place 102 personnes dont 10 femmes et 2 enfants pour longer la côte sibérienne… mais s’agit-il vraiment de démontrer la réalité définitive du Passage du Nord-Est ? Certainement pas nous révèle notre auteur… n’y aurait-il pas dans les desseins de Staline, plus encore que l’exploitation des filons aurifères de la vallée de la Kolyma, une route du nord-est pour "une flotte de cargos aménagés en camp de concentration flottants"(p. 559), un chemin du goulag ?
Quelques années plus tard, protégé par le pacte germano-soviétique, suivra ce même chemin polaire de l’Allemagne nazie au Japon de l’Axe - l’extraordinaire cargo-pirate Komet - et non corsaire ; comme le désignait les Allemands. Il réalisera une extraordinaire circumnavigation passant de l’Atlantique au Pacifique, avant de retrouver l’Atlantique par le Cap Horn. Sur sa route, sept inoffensifs cargos civils des puissances alliées furent coulés…
Puis, c’est la division du monde en deux blocs ou l’Arctique devient une aire où culmine la propagande, celle d’un Nautilus, sous-marin américain qui en 1958 fait surface au pôle Nord tandis que, 4 ans plus tard l’URSS relèvera le défi par un exploit semblable avec son submersible le K3.
Fidèle à cet objectif de présenter son travail dans une mise à jour en temps réel, D. Le Brun n’hésite pas à citer des liens permettant d’aller consulter sur Internet des éléments de contemporanéité (cf. You Tube :The Chelyuskin Odyssey, p. 558). Comment D. Le Brun ne se livrerait-il pas en marin qu’il est et en auteur à jour de ses informations en consacrant des pages d’épilogue aux enjeux du XXIe siècle tout juste inauguré. Nous ne pouvons échapper à la réalité la plus actuelle : en 2017, écrit-il (p. 599), "un village du Nord de la terre de Baffin a compté le passage d’une soixantaine de bateaux, navires de croisière et bateaux de plaisance" confondus. Puis il observe que cette même année, le méthanier brise-glace russe Christophe de Margerie a emprunté la route maritime sibérienne pour livrer à la Corée du Sud du gaz naturel liquéfié de Norvège : un voyage qu’il assura en 15 jours au lieu des 30 que lui aurait demandés le passage par le canal de Suez. On le comprend, c’est aux bouleversements climatiques que vit actuellement la planète que notre auteur veut consacrer en épilogue les 15 dernières pages de son ouvrage. Évidemment, la hausse globale des températures atmosphériques l’amène à considérer 2 thèmes, celui de la circulation océanique et celui de la dynamique du carbone. Il nous en explique les grands mécanismes, quelquefois de façon un peu trop succincte. De même sont évoqués les problèmes des ressources halieutiques et posée la question des états polaires riverains : comment instaureront-ils des zones de pêche exclusives ? Pour en sortir, ne faudrait-il pas répondre à la question "qui possède l’Arctique ?" S’avance-t-on vers l’idée d’une sanctuarisation des hautes latitudes un peu sur le modèle de ce qui a été conçu pour l’Antarctique dans les années 1950 ? Cette idée demeure étrangère aux peuples hyperboréens parmi lesquels les Inuit en premier lieu. De l’autre côté, le discours de Poutine est sans ambages et de le citer en quelques mots : « l’Arctique est russe et nous faisons ce que nous voulons chez nous ! »(p. 609)
Chez les gens de mer, nous dit-il, la prise de conscience d’une sérieuse dégradation de la banquise arctique s’est faite depuis une dizaine d’années, à telle enseigne que, et ce sera la phrase ultime de l’ouvrage : « en France, depuis 2017, l’école nationale supérieure maritime dispense une formation spéciale pour les officiers de navires destinés aux eaux polaires ! » (p. 610°).
On le voit, l’Arctique est confirmé comme un champ de manœuvres géopolitiques et géostratégiques pour l’humanité à venir…
On trouve en pièce annexes un glossaire de l’aventure maritime et polaire (p. 613-618), un tableau chronologique (p.619-636), une bibliographie (p. 637-646).
En conclusion, un excellent livre, de lecture facile et souvent haletante. On s’accordera toutefois à regretter le manque de quelques cartes des zones concernées au cours des chapitres par ailleurs si bien documentés. Il y aurait intérêt à revoir les translittérations et quelquefois les orthographes et les traductions des toponymes ou des noms bateaux en particulier scandinaves… Mais désormais, aucune bibliothèque dans ses rayons consacrés à l’histoire arctique ne pourra se dispenser de ce volume, dont l’un des mérites, est qu’il n’hésite pas à donner les liens et les références sur les réseaux de l’Internet. Mise au jour, mise à jour : opération réussie !
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