Une révolution algérienne à hauteur d'homme

Recension rédigée par Jean Nemo


La préface, annoncée dès un sous-titre accompagnant le titre, a pour auteur notre confrère Jacques Frémeaux. Elle est chaleureuse pour l’homme qui produit ici un « récit de vie ». Elle pose aussi de graves questions : « il faut souhaiter que la mise à la disposition de ces souvenirs à un large public français contribue à la relecture du récit d’un Algérien que son combat n’a pas détaché de ses liens avec la France, et aussi à attirer l’attention sur l’historiographie qui pour le bien de la science, et peut-être de la justice, ne cesse de se développer ». Car que d’occasions manquées, que de rancœurs, de mémoires tronquées qui ne permettent pas à deux peuples de se retrouver, encore moins de se reconnaître.

Récit de vie, cet ouvrage ne reflète que très imparfaitement une bibliographie plus ou moins anonyme, donc peu accessible au grand public, car il s’agit de discours, de notes de travail, de séminaires…

Récit de vie, enfin, que cette chronique sans amertume. Mais d’une vie bien antérieure aux activités et postes internationaux assurés dans les décennies suivantes par Mohammed Bedjaoui : ambassadeur en France et à l’UNESCO, juge et président à La Haye de la Cour internationale de Justice, ministre dans son pays…

Il faut prendre au mot à mot les termes utilisés dans le titre : pour être sans amertume, cette révolution est effectivement placée « à hauteur d’homme » et relate sans faux-fuyants une chronique au jour le jour.

Enfant de Tlemcen, né dans un misérable milieu, ayant gagné sa vie avant ses dix ans, au marché, aux heures laissées libres par l’école, déjà ambitieux, ami d’un Raoul juif dont le père était bienveillant, une amourette de gamin pour une Liliane qui lui serra la main… Mais dès avant quinze ans chef de famille après la ruine d’un oncle malchanceux, placé à l’école, comme les petits arabes et autres musulmans, à part des petits européens, Marcel Domerc, son professeur de lettres en cinquième, procéda avec sourire à un « remaniement » de petits camarades, par affinités et non plus par ségrégation, d’où une amitié avec un Paul Durand et avec Jean, le fils du prof. Lequel, socialiste bon teint, fut persécuté par le régime de Vichy et démis pour s’être opposé à la persécution des Juifs.

Ce trop bref résumé du prologue rend insuffisamment compte de cette « hauteur d’homme » ou plutôt de gamin mais donne le ton : regard intime mais large.

Celui de tout l’ouvrage, dont il est évidemment impossible de résumer les vingt et deux chapitres, qui égrènent (le verbe n’est certes pas ici à caractère péjoratif) depuis les « initiations politiques » (1948-1957) qui conduisent le jeune Bedjaoui à choisir son camp, en passant par les palinodies du refus politique et sectaire de lui permettre de se présenter au concours de l’ENA, regrettable épisode d’acclimatation en France d’un maccarthisme ravageur. En passant encore par ses activités au service de la cause algérienne, les rencontres aux sommets (Prague, Moscou, Sofia, Corée du Nord, Ho-Chi-Minh, Tito…), les coulisses d’Évian aux Rousses notamment.

Sauf lecture inattentive, aucune mention n’est faite de Bandung, ce qui peut paraître surprenant.

Venons-en au vingt et deuxième chapitre, baptisé « Épilogue. Naissance et mort des systèmes juridiques : la guerre d’Algérie ou les deux logiques irréductibles de l’Algérie combattante et de la France combattante ». Il conclut sur le fond les chroniques ou récits qui précèdent.

« C’est avec une certaine humilité que j’aborde le thème de la contribution du droit à la solution du conflit algéro-français ». Nous revenons avec cette phrase à la « hauteur d’homme » du titre. Et de rappeler que depuis plus de cent-trente ans les « artifices et les fictions juridiques » ont conduit à la fiction d’une « Algérie française ». Mais s’y est opposée une autre approche dont le texte de l’auteur ne dit pas s’il la considère comme une autre « fiction », « l’Algérie indépendante ». Il s’en sort (ici encore ce terme familier n’est pas péjoratif) en disant que chacun des deux camps « a mené son combat au nom du droit ». Au nom d’un droit qui n’était évidemment pas le même pour les protagonistes.

Du côté français, c’était un droit fondé sur l’inégalité et l’exploitation, sources de contradictions internes et dépassées, voire débordées par l’évolution du droit international qui ne reconnaissait plus les logiques coloniales, mais tendait à désormais reconnaître la libération des peuples et leur égalité. « Pour le juriste, acteur ou observateur de la guerre d’Algérie, c’est un sujet fascinant, absolument fascinant, que de voir comment un système juridique se grippe, est pris de fièvre, se surchauffe, agonise et meurt, pendant qu’un autre système juridique de substitution se met progressivement en place, après les premiers balbutiements, les victoires et enfin le triomphe. ».

Suit un relativement bref historique des phases de cet affrontement dans le cas de l’Algérie : « l’affrontement de deux logiques contraires dans la gestion interne de la guerre d’Algérie ; l’affrontement de deux logiques juridiques contraires sur la scène internationale (1955-1962) ; la dialectique de la référence au cadre juridique français pour consommer l’implosion de ce cadre ».

Dernière citation de cet épilogue : «Et le rideau tombe sur cette scène, avec le soulagement et l’espérance de deux peuples qui n’ont pu et qui ne peuvent, scotomiser leur mémoire collective. Ils vécurent et ils vivront avec les strates positives et négatives laissées par un destin séculaire commun particulièrement agité…Ou bien cet itinéraire de toujours n’était-il pas exemplaire de l’aventure humaine de toujours, dans ses grandeurs et dans ces effrayantes infirmités ? ».

Il est difficile de conclure cette note de lecture. Certes elle encourage le lecteur à faire plus que parcourir l’ouvrage. Pour qui était jeune adulte dans les années 1955 à 1962, il réveille de vieilles interrogations. Quel était l’état du monde à cette époque, comment influençait-il les inévitables décolonisations au bénéfice d’autres enjeux, nouveaux, géopolitiques et économiques, tels que définis par un Bandung des « non-alignés », la construction européenne, les interférences des politiques autour d’un « rideau de fer » et d’une révolution chinoise maoïste ?

Mohammed Bedjaoui cite bien des noms, très connus, de Français de France et d’Algérie qui étaient alors très conscients de l’impasse algérienne, voire des courageux moyens pour en sortir. Comment, de toutes les décolonisations de l’époque, souvent sanglantes, parfois habilement menées, pouvait-on imaginer un monde plus juste et plus équitable ?

L’appel à la justice du préfacier n’est-il pas de demander aux Français et aux Algériens de procéder à des analyses plus sereines d’un des nombreux drames d’une recomposition du monde qui en son temps était inévitable pour des raisons « raisonnables » mais pas toujours désintéressées.

Comme il a été dit, cet ouvrage est l’un de ceux, déjà relativement nombreux depuis le début de ce siècle, qu’il faut avoir lu si l’on désire objectivement comprendre ce que fut cette guerre d’Algérie. Guerre civile d’abord, guerre de libération ensuite, guerre mal menée de part et d’autre enfin.

Notation purement personnelle : le monde est aujourd’hui le théâtre de nombreux conflits compliqués et sanglants. Pour les comprendre et éventuellement les juger, rappelons-nous les guerres d’Indochine (la nôtre et celle des Américains) et d’Algérie. Les défauts d’analyse et de compréhension des enjeux dans la guerre d’Algérie restent aujourd’hui d’actualité pour ces nouveaux conflits. L’homme et les sociétés sont ainsi faits que le conflit paraît souvent la meilleure solution…