Bruxelles, la marocaine

Auteur Coordination de Taha Adnan
Editeur Le Fennec
Date 2015
Pages 244
Sujets Bruxelles (Belgique)
Anthologies
Cote 60.386
Recension rédigée par Jean Nemo


Ou un autre Outre-mer, celui d’un Nord lointain et parfois familier, vu du Maroc, vécu, imaginé, fantasmé ou poétisé. Par des Marocains qui sont nés dans cet Outre-mer, y ont vécu enfants ou jeunes adultes. Ou encore n’ont fait que l’effleurer. Par trente et un écrivains pour trente-trois textes, poèmes, courts récits, chroniques, extraits de romans, tous brefs, ce qui permet le vagabondage du lecteur à, ou autour, de Bruxelles. Des textes écrits directement en français, ou traduits de l’arabe, voire dans au moins un cas, du néerlandais.

Et une revendication précisée par le titre : Bruxelles serait-t-elle marocaine avant que d’être Bruxelles l’européenne, Bruxelles la capitale, constitutionnellement la seule circonscription territoriale bilingue du royaume, francophone et néerlandophone ? À moins, hypothèse plus restrictive, que l’ouvrage ne concerne, dans cette capitale aux multiples facettes, qu’une population encore minoritaire dans l’ensemble mais visiblement majoritaire dans bien de ses petits quartiers.

Encore que…des statistiques linguistiques pourraient bien mettre en doute le rang, parmi les langues d’usage quotidien, des deux langues officielles des dix-huit communes de Bruxelles Capitale, le français tel que parlé à Bruxelles et le flamand (ou plutôt, au grand dam des puristes identitaires, le néerlandais).

Le rédacteur de la présente note rappellera à ce sujet une expérience personnelle déjà presque quadragénaire mais aussi plus contemporaine. Lorsque, dans les années 1970, un retard de train vous incitait à patienter au comptoir d’un bar proche de  la Gare du Midi, il n’était pas rare que le patron, ne levant pas la tête, vous demande d’abord en turc, puis en arabe, pour terminer en portugais, ce que vous désiriez consommer. Ne recevant pas de réponse claire, il vous dévisageait enfin et, à voir le visage d’un consommateur muet parce que surpris, il daignait alors vous interroger en français. Plus récemment, l’on m’a aidé, en arabe, à me garer dans un petit créneau : j’ai pu alors constater que dans une rue de Bruxelles assez longue, proche du centre, raisonnablement cossue, à Etterbeek, les amis que je visitais s’y trouvaient parmi les derniers résidents de souche européenne.

Laissons-là les hypothèses et les anecdotes.

Le premier texte de l’ouvrage, extrait du récit de ce qu’il y vit, en 1876, par Driss Jaïdi Slaoui, membre d’une délégation officielle du sultan du Maroc, Hassan 1er, relate avec une certaine naïveté les étonnements d’un touriste découvrant « la largeur des rues que des gens, ici et là, s’affairaient à arroser et  balayer, tandis que des maçons rebâtissaient des maisons à l’image de celles de Paris… ».  Suivent des descriptions et commentaires précis sur l’hôtel de résidence de la délégation, la visite des parcs et des magasins, la réception par les autorités officielles. Bruxelles n’est donc pas encore « la marocaine » et apparemment ce lointain précurseur n’a pas entamé le processus de « marocanisation » de la ville.

À propos de « marocanisation », on retiendra en particulier une « marocanisation » fantasmée… et manquée. My Seddick Rabbaj, lorsqu’il était écolier, dans une zone rurale, ayant en récréation vu un avion haut dans le ciel, demanda au maître d’école des explications. De la longue liste des lointaines destinations possibles de cet avion puis des suivants de tous les jours se dirigeant vers le Grand Nord, énumérées par ledit maître, lui et ses camarades ne retiendront qu’un Broxil. Laquelle approximation durera jusqu’aux études supérieures, ce Broxil représentant la quintessence de l’exotisme doré, donc fantasmé, voire inaccessible, sauf aux plus chanceux ou aux plus instruits ou aux plus fortunés. Du piédestal sur lequel se situait Broxil, la chute fut rude lorsque l’éducation aidant, au bas de la colonne l’on retrouvait un banal Bruxelles, que par un dernier remords, l’on prononçait à la bruxelloise Brucelles, en roulant l’rrr. L’anecdote ne s’arrête pas là : écrivain plus tard reconnu, invité plusieurs fois en Belgique, l’auteur connaît le triste privilège de se poser plusieurs fois à l’aéroport de Zaventem, aux portes de la ville, sans pouvoir jamais y pénétrer, ses chauffeurs pressés le conduisant à tombeau ouvert sur le Ring qui contourne la ville pour l’emmener à Mouscron ou d’autres lieux…

D’autres récits relèvent de la courte nouvelle, dont le lieu où elle se déroule ne semble être que par hasard Bruxelles : telle la « Romance à mini-Paris », bluette fort bien narrée (traduite du néerlandais), relatant la fin d’une courte passion inaboutie entre une très jeune femme énamourée mais effarouchée sans retour par les pulsions très directement sexuelles de son amoureux, vite éconduit.

On a cité un peu longuement trois des auteurs et des textes de ce recueil. Bien que d’autres chroniques ou mémoires traitent plus directement de la situation de l’immigré en situation irrégulière ou de l’enfant d’immigré encore mal « intégré », on ne saurait rendre compte de chacun d’entre eux dans le cadre d’une obligatoirement courte recension.

Avant que d’en recommander la lecture vagabonde et souvent amusante, parfois dramatique, il convient sans nul doute de s’interroger sur le pourquoi de cette courte anthologie. Certes, il existe aujourd’hui et effectivement une Bruxelles marocaine à pourcentage significatif de la population bruxelloise. Mais pas encore « la » marocaine. Et, dans la littérature marocaine (en arabe ou en français), cette ville n’apparaît que très tard : plus précisément avec la publication d’un roman en 2009, dont la trame et le cadre sont Bruxelles (« Pure éternité », de Allal Bourqia). Quelle était donc l’urgence ou la nécessité de faire surgir la ville d’un quasi néant littéraire ou d’en revendiquer la « marocanité » ?

Le coordinateur de l’ouvrage, le poète Taha Adnan, résidant depuis moins de vingt ans dans la ville où il poursuivit et acheva ses études, s’en explique assez clairement dans son avant-propos. Il énumère et rapidement caractérise les étapes de son anthologie à voix multiples : Bruxelles des premiers contacts, d’abord sous Charles-Quint, avec deux premiers lions de l’Atlas dont les descendants étaient encore au zoo situé dans l’actuel Parc Royal au début du XXe siècle, puis celle de la délégation de 1876 ; la Bruxelles de 1964 et des années 1960, la neige, la clandestinité et la misère de quelques malheureux ; la Bruxelles réinventée avec un Nil en lieu et place des étangs d’Ixelles ; Bruxelles, « arbre à poème », sculpture inspirée au sculpteur au nom bien flamand par les poèmes d’un écrivain marocain ; Bruxelles la mini-Lille ou la mini-Paris, ces « mini » représentant leur composante marocaine : Bruxelles encore, « tout court », comme dans le poème du Maroco-Néerlandais Abd-el-Kader Benali ; Bruxelles enfin, «la contradictoire, ville des quartiers populaires et des banlieues opulentes…Bruxelles la Belge, inouïe dans ses couleurs surréalistes, Bruxelles « l’Otantique », Bruxelles la Méditerranéenne au grand dam de la géographie, Bruxelles l’Arabe, Bruxelles la Berbère, Bruxelles la Marocaine…enfin presque ».

Cet « enfin presque… » justifie l’entreprise. Ou comment faire de la bonne littérature, en deux ou trois langues, en revendiquant pacifiquement des annexions culturelles, voire ethniques, tout en restant modeste quant à la portée desdites.

Certes, comme dans toute anthologie, les textes ne se situent pas tous au même niveau, lequel reste cependant de bonne ou de très bonne qualité. Le lecteur « honnête homme » mais pas forcément encyclopédique découvrira trois dizaines d’écrivains dont les courtes contributions l’inciteront peut-être à élargir ses lectures à des œuvres plus complètes. En ce sens, les Éditions du Fennec auront atteint l’un de leurs objectifs, faire connaître la littérature marocaine, qu’elle s’exprime en arabe, en français ou, plus rarement, dans une autre langue.

En un mot de conclusion, lecteur allez-y voir, comme on le dirait familièrement : il ne s’agit certes pas d’un guide touristique, encore moins de thèses sociologiques ou économiques savantes, mais du surgissement d’une Bruxelles incontestablement… marocaine. Qui, dorénavant, s’ajoutera à toutes les autres Bruxelles, dans leur incontestable foisonnement, leur surprenante diversité.