Les premières lignes de Noces à Tipasa d’A. Camus ouvrent cet ouvrage qui invite au voyage sur les traces des écrivains, des voyageurs à travers un Orient parfois mythique, parfois décevant, sur le thème de la vision des ruines et de leur interprétation, savante ou imaginaire. L’introduction montre cependant l’ambiguïté à vouloir circonscrire le discours au « vestige », et les différents articles en témoignent : la lecture croisée des écrivains voyageurs prouve que la ruine envahit l’espace, sans doute parce qu’elle revêt une forme plus séduisante pour l’imagination, et que la « trace » prend parfois le pas sur le vestige, dont elle peut être une traduction. Le volume comprend deux parties. La première met l’accent sur la place des vestiges dans les récits d’archéologues, leur diffusion dans la culture savante ou populaire ; la seconde s’attache aux différentes strates du discours de quelques écrivains.
Dans la première communication, S. Di Paolo souligne que les ruines de Syrie, telles la citadelle d’Alep, la plaine de Hama, ou la région autour de Damas, ont suscité l’intérêt des érudits, des savants, de chrétiens en quête des lieux bibliques, depuis la fin du XVIIIe siècle. Toutefois, hormis Palmyre ou Bosra, les sites offraient peu de vestiges et l’absence de restes visibles en surface rendait ardue leur identification, si bien que, au milieu du XIXe siècle, l’origine des tells devint un thème de discussion entre des voyageurs qui, la plupart du temps, ne pouvaient expliquer ces formations. La seconde moitié de ce siècle, que T. Pedrazzi définit comme une « zone grise », apparaît comme un moment de transition. Le voyage en Orient a perdu son caractère de plongée dans l’inconnu, et les voyageurs partent désormais à la recherche des cités qu’exhumaient les fouilleurs anglais et français : Karkémish, Nimrud, Ninive sortaient des sables et certains de leurs vestiges arrivaient en Europe.
Cependant, les outils permettant d’analyser scientifiquement cette documentation restaient rudimentaires et il fallut attendre plusieurs décennies avant d’acquérir les connaissances nécessaires à la compréhension de ces villes orientales. L’expédition d’Égypte conduite par Bonaparte déclencha un engouement pour l’Égypte antique, et le pays, largement parcouru par les voyageurs, suscita de nombreuses publications. Parmi celles-ci, l’ouvrage d’Amelia Edwards, A Thousand Miles up the Nile, Londres, 1877, se révèle original au sein d’une production dominée par le pittoresque, comme l’indique C. Lehni. Connue pour le rôle qu’elle joua en faveur de l’égyptologie, qui lui valut le surnom de « Reine de l’égyptologie », A. Edwards se découvrit une véritable passion pour l’Égypte antique lors du voyage qu’elle y effectua en 1874-1875, et son ouvrage, d’une grande érudition, se rapproche de ceux des « antiquaires » par la place qu’elle accorda aux illustrations savantes. Autre personnalité fascinée par les antiquités égyptiennes, Charles Piazzi Smyth, astronome de renom, revit sous la plume de S. Prévost. En s’appuyant sur des méthodes pseudo-scientifiques et sur la photographie, il fit de la pyramide de Khéops son sujet d’étude préféré. Il la définit comme le centre du monde dans une perspective religieuse teintée de millénarisme, que la rivalité franco-anglaise des dernières décennies du XIXe siècle exacerbait. On ne peut dissocier l’Égypte antique de l’engouement pour les momies, et N. Cariou étudie l’évolution de la « mummy fiction » depuis ses origines jusqu’à l’époque victorienne. De découverte positive qu’elle apparaissait, la momie se transforma en objet d’effroi au cours les années 1880. L’auteur relie cette modification à une peur de la décadence que traversait alors la Grande-Bretagne, à une sorte de revanche imaginaire du colonisé sur le colonisateur et, dans la mesure où les momies des romans étaient très souvent des femmes, à une opposition féminin/masculin.
Chateaubriand inventa le récit du voyage romantique, et A. Guyot a étudié sa longue excursion à Sparte, son attente, puis sa déception devant les rares vestiges qui s’offraient à lui. Cependant, grâce à ses souvenirs, l’écrivain transforme le récit de cette visite en un imaginaire « salvateur » ; il s’investit dans une mission de résurrection du passé où se mêle son nom à celui de Sparte « qui peut seule le sauver de l’oubli » dans une sorte de don et de contre-don entre la cité en ruines et sa propre personne. Dès le milieu du XIXe siècle, les ruines ont engendré une attitude critique, une ironie, voire une tristesse. G. Barthélémy analyse ainsi deux extraits, l’un de Gautier dans Constantinople, l’autre de Nerval dans Voyage en Orient. Gautier, en visite au Musée des anciens costumes turcs, regrette que ceux-ci deviennent objets de musée au nom d’une modernité qui, en « inventant » une tradition, marque en réalité un appauvrissement de la diversité du monde.
Quant à Nerval, son ascension de la grande pyramide lui inspira surtout un sentiment de dérision face aux graffiti que de nombreux voyageurs avaient gravés au sommet. Heureusement, le Caire lui permit d’échapper à cette petitesse. À la même époque surgit une autre tendance qui bannit le discours métaphysique, politique ou pittoresque, et même l’admiration dans les écrits francophones. Comme le rappelle D. Lançon, la colonisation battait son plein et visait à imposer la civilisation européenne comme modèle universel. Ce sentiment de supériorité se traduit par un mépris vis-à-vis des civilisations anciennes (pourquoi garder des ruines ?) et de la civilisation arabo-musulmane, dédain ou indifférence que partagent d’ailleurs beaucoup de ses représentants. En considérant les récits sur Alexandrie, C. Delmas note la même tonalité dépréciative des récits. Face à cette ville au passé culturel très riche en même temps que tumultueux et si pauvre en vestiges, trois auteurs, E.M. Forster, C. Cavafy et L. Durrell ont réagi en inventant des parcours littéraires, historiques ou poétiques, qui ont offert une vision imaginaire de cette ville protéiforme, lieu de mémoire et de mythes. De son côté, L. Gaspar fut de ceux qui ont le plus fait pour rompre avec les représentations figées des ruines. De Sol absolu à Arabie heureuse et autres journaux de voyages, il n’eut de cesse, selon J.-P. Zubiate, de repenser la réalité en dehors de l’opposition du sublime et de l’humble, de décrypter les traces d’une « parole naturelle », sorte de continuum entre les pierres et l’être vivant. Pour conclure l’ouvrage, deux articles explorent les traces des langues dans des œuvres d’A. Medded et de K. Yacine. Dans Fantasia, A. Meddeb imagine une femme langue libre, nommée Aya, dont le nom en arabe signifie à la fois « vestige », « signe linguistique » et « verset coranique ». R. Boulaâbi montre que cette femme originale se situe entre deux mondes, qu’elle représente un trait de lumière réunissant l’islam mystique et l’Europe grecque. Enfin, K. Khelladi compare deux ouvrages de K. Yacine, Nedjma et le Polygone Étoilé, selon trois thèmes : la question de fondation ; le problème des villes et des campagnes à travers les prisons et les chantiers ; l’interrogation sur les savoirs, où l’école est le lieu de rencontres imprévues et déterminantes.
Dans ces récits, sauf exception, les vestiges figurent comme objets de curiosité plus que comme objets de recherche scientifique. Les auteurs ont ainsi questionné les regards portés sur les vestiges par des écrivains, des voyageurs et des poètes, leurs modes de représentation, ceux d’un Occident européen sur des régions en voie de colonisation.
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