Islam et science : antagonismes contemporains /

Recension rédigée par Jean Martin


            Ingénieur des Mines et historien des sciences, Alexandre Moatti nous livre un ouvrage incisif qui fait rebondir le vieux débat au sujet des rapports entre le Coran et la science. Nombreux sont les savants musulmans qui insistent sur ce caractère scientifique miraculeux du Livre et plus nombreux encore sont les musulmans militants qui fondent leur apologétique sur des démonstrations scientifiques ou pseudo-scientifiques. L'œuvre de Moatti qui pourrait s'intituler " Divers aspects de la pensée musulmane contemporaine " forme un panorama assez intéressant, quoique discutable.

            Le chapitre 2 nous donne une assez bonne analyse de la pensée de Tariq Ramadan, intellectuel musulman et polémiste très connu de nos jours, dont chacun sait qu'il est le petit-fils d'Hassan el-Banna, fondateur des Frères musulmans. Penseur d'une haute tenue intellectuelle, ce que son grand père n'était pas, Ramadan est un adversaire de « l'Ijaz ». Il considère que le Coran n'est pas un livre scientifique et qu'il est vain d'y rechercher une confirmation des résultats de la science moderne. Pour Ramadan, c'est la science du cœur qui soutient la foi et non la connaissance scientifique et si un lecteur du Coran vient à trouver une contradiction entre le texte sacré et la science, il doit simplement s'armer de patience. Il cite l'exemple de Pascal dont il tire une occasion de démontrer la supériorité de l'islam puisqu'il rappelle que Pascal fut contraint par le Magistère d'abandonner ses recherches scientifiques quand il prit position en faveur de la Contre-Réforme. Aucun savant musulman ne s'est, selon Ramadan, trouvé dans le même cas. Il appelle également le philosophe et historien des sciences Michel Serres à l'appui de sa démonstration. En résumé, Moatti voit dans l'œuvre de Tariq Ramadan un condensé vulgarisé de la pensée islamique contemporaine. Il nous est cependant difficile de le suivre quand il voit  dans Hani Ramadan " un double caché de son frère Tariq " (p. 150). Ce dernier se réclame de la mouvance salafiste tandis que son ainé est assez proche du wahabisme.

            L'étonnante aventure intellectuelle de René Guénon (1886-1951) dont la pensée irrigue encore assez largement la réflexion de certains milieux universitaires musulmans, fait l'objet du chapitre 4 (pp. 45-54). La mort le trouva dans l'islam (sous le nom de cheikh Abd el-Wahid Yahia) et dans le soufisme, mais elle aurait pu tout aussi bien le prendre dans l'hindouisme ou le bouddhisme si son pèlerinage en ce monde avait été plus long. Le personnage est difficilement déchiffrable. D'origine catholique, d'abord adversaire déclaré de la franc-maçonnerie puis sympathisant des obédiences traditionnelles, auteur d'un ouvrage intitulé
La crise du monde moderne, publié en 1927, dans lequel il attaque vivement
l'" évolutionnisme " et affirme que le malheur de la civilisation occidentale provient  du fait qu'elle a perdu l'esprit de tradition que seul l'Orient aurait conservé. Selon Guénon, la science moderne est la seule cause de cette perte de sens et il s'en prend particulièrement à l'apport de la Renaissance. Cette révolution intellectuelle a, selon lui, coupé l'homme de l'accès à une science supérieure, la science sacrée.

            Au chapitre 8 p. 115, l'auteur revient et s'attarde sur la nation d' « Ijaz »ou " miraculosité scientifique du Coran " dont le principal promoteur est l'universitaire égyptien Zaghloul el-Naggar, né en 1933. Zaghloul et ses séides s'appliquent à démontrer que les découvertes scientifiques les plus modernes sont contenues dans certaines sourates : une
" littérature grise " diffuse leurs théories dans les universités du monde arabo-musulman, mais en dépit d'un  indéniable succès de librairie, leurs idées n'en sont pas moins combattues avec force par Tariq Ramadan et par le Palestinien Mustafa Ahud Sway, ce dernier, grand défenseur de l'exotérisme et d'un Coran accessible à tous, condamnant l'élitisme scientiste des partisans de l'Ijaz..

            Etait-il besoin de faire mention  (p. 151) de la pensée sulfureuse d'Alain Soral qui, pour être un vigoureux pamphlétaire enlisé dans le débat politique, n'est pas un penseur d'une autorité très reconnue ? On sait qu'il se déclare partisan de la signature d'un nouveau concordat entre la France et le Saint-Siège, proposition qui nous semble avoir assez peu de chances de séduire aucune des deux parties, ni surtout de remporter l'adhésion des Français, peu disposés à remettre en cause la loi de 1905 ? Quos vult perdere…

            Comment, à partir de controverses érudites assez défendables, certains esprits distingués peuvent-ils se dévoyer pour sombrer dans les plus basses polémiques, dans le révisionnisme historique, le négationnisme et les théories du complot ?  Le chapitre 10 nous apporte quelques éléments de réponse, malgré tout assez peu convaincants. C'est ainsi que l'itinéraire, particulièrement complexe il est vrai, de Roger Garaudy est décrit un peu sommairement
pp. 151 et suivantes mais sur les circonstances de sa " mise à l'écart " du parti communiste en 1968, et de son exclusion deux ans plus tard, l'auteur aurait eu intérêt à se reporter à l'histoire intérieure du parti communiste de Philippe Robrieux. Il semble que Garaudy, qui avait été un des plus brillants piliers intellectuels de son Parti, ait passé sa vie à se chercher lui-même  (dans le protestantisme, le catholicisme, le marxisme, l'islam, le révisionnisme et même l'antisémitisme) et on peut regrette comme pour Guénon, qu'il n'ait pas eu le temps d'explorer d'autres formes de pensée… Beaucoup de ces intellectuels ex marxistes qui ne savent plus à quel saint se vouer, évoquent pour nous le vers d'Aragon sur " ces soldats sans armes qu'on avait habillés pour un autre destin ".

            Alexandre Moatti voit dans le médecin français Maurice Bucaille (1920-1998) un des meilleurs représentants de l'Ijazcontemporain. Son livre La Bible, le Coran et la science (1976) a connu un immense succès de librairie dans le monde musulman et a été traduit dans de nombreuses langues. Il a été très largement diffusé, notamment en Afrique subsaharienne, par les soins de diverses agences de propagande saoudiennes et libyennes et connait aujourd'hui encore, quarante ans après sa parution, un succès qui ne se dément pas.  On sait que Bucaille, médecin issu d'un milieu catholique du nord de la France, un temps médecin personnel du roi Fahd, s'efforce de démontrer dans son œuvre que l'Occident judéo-chrétien est aujourd'hui envahi par le matérialisme et l'athéisme vers lesquels la plupart des scientifiques se sont tournés depuis la condamnation de Galilée par l'Eglise. Et Bucaille d'évoquer " L'âge d'or du Califat " où science et religion marchaient la main dans la main (ce qui est quand même moins certain qu'il ne semble le penser). La thèse principale de Bucaille (qui diffère un peu de celle de Ramadan) est que le Coran ne présente pas d'incompatibilité majeure avec la science moderne, alors que tel n'est pas le cas de la Bible (ancien et nouveau testament confondus). Mais Moatti observe justement que cet ouvrage nous apprend plus sur son auteur que sur la thèse qu'il entend défendre.

            Le sottisier ne serait pas complet s'il ne se trouvait encore (chapitre IX) des énergumènes pour nier l'héliocentrisme et défendre la thèse de la fixité de la terre et de la rotation du soleil : c'est ce qu'à fait le mufti saoudien Ibn Baz auteur en 1982 d'un ouvrage dont les thèses sont reprises par le Turc Harun Yayia, grand adversaire du darwinisme.

            Le grand mérite d'Alexandre Moatti est de nous montrer jusqu'où certains intellectuels peuvent aller dans l'égarement et de nous remettre en mémoire le propos de Valéry " La bêtise n'est pas mon fort " (M. Teste). Débat entre le Coran et sa science ou réflexion sur les intellectuels fourvoyés ? Il y en eut à toutes les époques et dans toutes les formes de pensée.

            Le texte n'a pas toujours été relu avec tout le soin nécessaire. Rappelons  (p. 124) que Libye ne s'écrit pas Lybie. Peut-on honnêtement affirmer, ainsi que le fait l'auteur p. 47, que l'orientalisme professé par Chateaubriand, ses séides  et ses épigones procédait d'une
«  curiosité condescendante et amusée » ? Il y aurait intérêt à relire les Etudes Historiques de 1832, dans lesquelles l'auteur de l'Itinéraire qualifie  l'islam « d'hérésie juive et chrétienne ». Et la même remarque pourrait être formulée à propos de Volney, bien sûr, mais aussi de Lamartine et Hugo.

            Science et foi sont deux domaines entièrement distincts. Le Pape Jean-Paul II l'avait justement rappelé lors de la réhabilitation de Galilée en 1992. Un nombre croissant de musulmans, dont il n'est malheureusement pas question ici, admet de même aujourd'hui que physique et métaphysique sont des disciplines imperméables l'une à l'autre. Si ce point de vue tendait à prévaloir, les polémiques devraient normalement s'apaiser, du moins peut-on l'espérer. Nous avons retenu de cette lecture deux intéressantes réflexions d'Abdelwahab Meddeb (pp. 171 et 172) : " L'islamisme est un fascisme que l'islam peut contrarier sinon vaincre " et: " C’est dans le domaine de la technique et de la science non encadrées par la pensée, que se recrutent les islamistes ". Il rejoint Pascal : " Science sans conscience " Mais quand on sait par ailleurs que dans certaines universités islamiques (Emir Abd el-Qader de Constantine) les Protocoles des Sages de Sion sont enseignés non comme ce qu'ils sont, une forgerie de la police tzariste, mais comme un document historique digne de foi, il est permis de se dire avec Cervantès: " Il y a plus de mal au hameau que ne pense le bedeau ".

                                                                                                                  



 
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