Le titre de l’ouvrage interpelle. Qui dit « fabrique » dit par là-même « fabriqué », non naturel, et suppose un ou des « fabricants ». Qui donc fabrique ces « classiques » et pour quels lecteurs ?
« Reprise partielle et remaniée d’une thèse soutenue en novembre 2012… ». Tant cette première phrase des classiques « Remerciements » que la spécialisation de l’éditeur permettent d’entrée de jeu de situer la nature de cet ouvrage. Cette remarque liminaire n’a de portée que de forme, elle ne vise évidemment pas les qualités de fond. Elle avertit le lecteur quant à ce qu’il doit chercher et évaluer dans sa lecture. Ce sera donc une lecture d’étude, de réflexion éventuellement critique, elle suppose quelque familiarité préalable avec le sujet traité.
L’auteure, maîtresse de conférences (terme utilisé sur la 4e de couverture) à Montpellier, entre autres agrégée de lettres modernes, sociologue « mène ses recherches sur les productions littéraires africaines et leurs réceptions au XXe et au XXIe siècles ».
L’ouvrage commence par une longue introduction. Laquelle retrace l’émergence, depuis les années 1960, de la notion de « classique africain », à l’origine le fait des auteurs originaires de pays africains subsahariens et francophones, comme de quelques éditeurs, de collections spécialisées à destination des « érudits » mais aussi à vocation pédagogique. Fait suite une anecdote significative : Thierno Saïdou Diallo, plus tard connu sous son nom de plume de Tierno Monénembo, jeune guinéen exilé en France au tout début des années 1980, soumet à un éditeur bienveillant et objectivement intéressé (le Seuil) un manuscrit de roman, « Les crapauds », titre qui deviendra, une fois édité, Crapauds brousse : souci postcolonial d’exotisme, « formule éditoriale indigène », orientation vers une clientèle privilégiée (les universités africaines, les écoles subsahariennes) ? En France, sous réserve des classements historiques (les Classiques versus les Romantiques et autres Parnassiens), on ne devient un auteur « classique » qu’après des années de succès éditoriaux. Lesquels sont le fait des lecteurs hexagonaux et des tirages obtenus, éventuellement l’entrée dans des collections de référence.
La même introduction explique, c’est son rôle, la démarche de l’auteure : elle a procédé à une enquête organisée autour de questionnaires à base statistique, sociologique, ethnographique, documentaire. Les résultats de sa démarche se retrouvent dans le reste de l’ouvrage. Mais les considérations de fond se trouvent parsemées de tableaux statistiques, de cartes plus ou moins ethniques.
Cette enquête, essentiellement sur documents et fort peu sur entrevues, doit refléter les étapes de la « fabrication » de ce « classicisme » et les controverses récentes (seconde moitié des années 2000) auxquelles elles ont donné naissance.
Suit un long prologue, « Littérature francophone contre littérature monde en français ». Il tourne autour d’un manifeste paru en mars 2007 dans Le Monde des Livres, sa quarantaine de signataires estimant que la francophonie traîne des relents d’avatar du colonialisme. La grande majorité des signataires est hexagonale, quelques auteurs africains, d’origine maghrébine ou subsaharienne (dont certains enseignent outre-Atlantique) ont joint leurs voix et leurs signatures. Il s’agissait, pour les promoteurs, d’un « manifeste en faveur d’une langue « libérée de son pacte exclusif avec la nation » », il « mettait au jour l’arbitraire des classements littéraires en vigueur en France ». Mais l’enquête conclut à la fois par un intérêt limité mais réel et par la remarque que « Inconsciemment ou consciemment, le Tout-Monde c’est pour faire disparaître l’Afrique ».
En réalité, cette approche polémique (qui, depuis, a fait plus ou moins long feu) ne doit pas occulter le vrai sujet de la thèse, éditée non sans ajustements postérieurs : il s’agit ici d’étudier les conditions évolutives de la production et de la réception, dans le temps, de l’écrivain africain, en fonction du public général ou de celui qui lui est affecté, de langue africaine (rarement dans la période récente) ou française. Il s’agit encore de préciser, à la marge, la nature des différences entre écrivains africains de langue française et écrivains de langue anglaise.
Il se trouve d’autre part que des maisons françaises d’édition de grande renommée se sont intéressées à la littérature « africaine », au point parfois d’y consacrer des collections « noires » ou subsahariennes. Il n’échappera à personne que ces mêmes éditeurs jouent un rôle important sinon déterminant dans la vie littéraire française et étrangère traduite ou de langue française.
Le long prologue a permis à l’auteure de situer à la fois les enjeux des éditeurs et autres « agents culturels », (journalistes, revues littéraires telles Le Monde des Livres, Le Magazine littéraire, La Quinzaine littéraire), et ceux des intéressés, écrivains usant de la langue française, nés en Afrique, instruits, y restant ou y revenant, adultes, ou délibérément expatriés.
Ces enjeux sont clairement repris dans les intitulés des deux parties de l’ouvrage : « Légitimer les auteurs issus d’Afrique » et « Accéder à la consécration littéraire ». Ces deux infinitifs situent d’emblée les écrivains subsahariens de langue française à la marge. Car « légitimer » pose la question : par qui et aux yeux de qui ? Et « accéder », pose une autre question : quel est le lectorat impliqué dans la consécration ?
On ne détaillera pas ici le cheminement des différents chapitres de l’ouvrage sous revue. Mais on relèvera quelques moments forts.
Les pages consacrées à Léopold Sédar Senghor. Bien qu’il soit de loin antérieur à la période couverte par l’enquête, il fut, en 1984 « le premier Noir en habit vert » (citation d’un article de l’Humanité). Tout comme, trois ans plus tôt, Marguerite Yourcenar fut la première femme « en habit vert », deux témoignages de la fin d’exclusives des corps constitués à l’égard de différentes catégories d’êtres humains. La relation des péripéties et du contexte qui permirent ces deux élections, même si elle n’est pas entièrement dans le vif du sujet, mérite plus qu’un détour.
On notera également deux ou trois pages consacrées à Robert Cornevin, « un africaniste marquant ».
On retiendra de la conclusion quelques observations qui pourraient caractériser cet ouvrage : «Toujours fragile au contraire, l’accès à la reconnaissance littéraire des auteurs issus d’Afrique a lieu sous les contraintes sociales et géographiques ». Celles bien sûr des corps constitués, académiques, éditoriaux. Celles aussi des écrivains eux-mêmes, appartenant à une élite, sociale ou culturelle.
L’auteure rappelle, de son prologue, les trois figures d’écrivains : le sédentaire, resté au pays, relativement isolé mais qui bénéficie de l’équipement culturel local ou qui se fait connaître, au moins localement, par ses « déclarations de résistance » ; « l’étudiant mobile retourné au pays », ayant conservé ailleurs et notamment en France des relations qui lui permettent d’accéder à l’édition hors d’Afrique ; « l’émigré assumé », catégorie paradoxale dans laquelle on retrouve la majorité des auteurs édités, paradoxale parce qu’étant la plus éloignée de l’héritage culturel traditionnel africain.
L’anecdote de l’introduction est à nouveau développée par la description peut-être involontairement humoristique des péripéties croisées qui aboutirent, après bien des échanges de l’éditeur et de ses comités de lecture avec le tout jeune auteur Thierno Saïdou Diallo, plus tard devenu Tierno Monénembo, à faire d’un simple «Les Crapauds » un Crapauds-brousse.
Comme il a été dit plus haut, l’ouvrage sous revue s’adresse à un public averti, comme l’est sans doute, dans d’autres domaines ou champs de recherche, le lectorat des thèses rendues publiques par édition inspirée du texte initial. Sous cette constatation, il mérite de l’attention.
On ne relèvera pas quelques inexactitudes mineures et de fort peu d’importance, celles qui justement ne peuvent interroger qu’un lecteur averti. Par exemple, Cheikh Hamidou Kane est dit avoir pris la plume « sous la colonisation ». Le premier ouvrage de l’intéressé, L’aventure ambiguë, parut en 1961, après l’Indépendance, et reçut le premier Grand Prix d’Afrique Noire en 1962.
En résumé, l’ouvrage sous revue répond bien à son titre. Sous des dehors ardus pour le lecteur non averti, il déroule bien les complexités et les ambigüités de « la fabrique des classiques africains ».
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