Paul Claudel et l'Indochine

Auteur Michel Wasserman
Editeur Honoré Champion éditeur
Date 2017
Pages 124
Sujets Claudel , Paul
1868-1955
Et l'Indochine
Cote 61.820
Recension rédigée par Frédéric Girard


            Paul Claudel s’est construit une réputation de connaisseur éclairé des choses de la Chine et surtout du Japon à la suite de longs séjours qu’il y a effectué, comme consul en Chine (1895-1909) puis, ce qui représentait une promotion suprême, ambassadeur au Japon (1921-1927), pays alors allié de la France.

            Brillant diplomate de vocation, sa vision de la culture des pays extrême-orientaux est devenue affective et empathique même s’il y a toujours et d’abord entretenu les préoccupations de la politique étrangère française à un degré notable en raison de ses positions successives. Ses intuitions fulgurantes sur le Japon, pays qui semble avoir donné naissance à sa vocation diplomatique même si le fait reste à démontrer de façon précise, n’ont cessé de nourrir l’intérêt intellectuel des Occidentaux pour sa civilisation de manière directe ou indirecte. Miche Wasserman s’est fait une spécialité de ce Claudel diplomate en Asie et interprète de ses civilisations, auquel il a consacré plusieurs monographies de première qualité.

            Dans le présent ouvrage, court mais consistant, synthétique et bien renseigné, il a mis l’accent sur les idées que Claudel a entretenues concernant la péninsule indochinoise, en marge de la Chine et du Japon ainsi que du reste de l’Asie et de l’inclassable Russie jusqu’à Madagascar si l’on veut bien considérer les prolongements naturels d’une région géographique asiatique au-delà de frontières administratives assez artificielles. La situation de l’Indochine est primordiale pour une France qui s’est engagée dans une colonisation ainsi que des processus économiques et dont la présence catholique en Asie a constitué une dynamique souvent dramatique.

            C’est le Claudel diplomate plus que l’homme de lettres qui dont les témoignages sont mis en avant dans cet ouvrage : sa correspondance, ses écrits circonstanciels, ses pamphlets et notes ont été dépouillés de manière systématique et il n’est pas rare que Wasserman les mettent en rapport avec des passages de l’oeuvre littéraire qui en sont des évocations masquées sous des noms propres différents mais transparents tant les analogies sont évidentes. C’est donc un travail d’érudition discrète et décantée qui est proposé au lecteur qui pourra en conséquence se faire une idée non seulement des conceptions de Claudel mais également de la situation diplomatique de la France à l’endroit de la péninsule indochinoise du XIXe siècle jusqu’à nos jours.

            Dans son Avant-propos, l’auteur campe les problématiques politiques et diplomatiques de Claudel à l’égard de l’Indochine concernant laquelle il doit défendre les intérêts français lors de son séjour à Fou-Tcheou puis garantir les échanges nippo-indochinois quand il prend poste à Tokyo, ainsi que ses préoccupations religieuses vis-à-vis des catholiques persécutés qui l’ont conduit à devenir anti-vietminh. Il a effectué deux séjours prolongés en Indochine en 1921 (il se rend alors à Angkor) et 1925 qui ont alimenté de consistantes notes.

            Un Chapitre « Pays de mission » décrit de manière très détaillée la géopolitique de la région indochinoise, à l’instigation éclairée de Paul Doumer ainsi que les faits et gestes de Claudel à la charnière du XIXe et du XXe siècles, non sans marquer que les catholiques vietnamiens ont tristement grossi le nombre des martyrs catholiques par dizaines de milliers dans l’histoire mondiale de l’Eglise, fait qui n’est pas sans influer sur la conversion de Claudel.

            Dans le chapitre « L’atout », l’auteur met en lumière la place que l’Indochine occupe dans la politique française en Extrême-Orient, d’autant que son Gouverneur Général a un rôle que le Quai d’Orsay peut lui envier, au risque de le supplanter par son importance. Il y retrace la visite de Claudel dans la région dominée par la figure et le colonialisme se voulant éclairé et associationniste d’Albert Sarrault et l’amitié protectrice de Philippe Berthelot, à une époque où le Japon et la France partageaient des intérêts coloniaux parallèles sur les marges de la Chine et où Claudel s’est trouvé en face d’un contentieux commercial à régler concernant le tarif fiscal indochinois entre un Japon industrialisé et une Indochine agricole. Son séjour de six semaines en Indochine (30 septembre-7 novembre 1921) avait en arrière-fond cette question à régler en défendant les intérêts indochinois vis-à-vis du Japon.

            A la suite de Pierre Loti, il fait du site d’Angkor une description morbide et fascinée : « C’est un endroit terrible, diabolique, méphitique, maudit. », description qui marque le début d’« une histoire littéraire d’Angkor » obsédante chez lui. Les textes qu’il écrit sur le site sont perdus lors du séisme de Tokyo en 1923 et recomposés en partie dans un dialogue intérieur. Ils indiquent une progression allant d’un site quasiment satanique de complaisance dans le néant à celui d’un temple-montagne évoquant telle la Tour de Babel le Paradis, sous l’influence éclairée des interprétations de George Coedès. La vision de danseuses de ballets à la cour royale de Phnom Penh conjuguée à celles d’autres représentations chorégraphiques asiatiques voire espagnoles, a fortement inspiré son imaginaire théâtral.

            Sa visite du Vietnam comme touriste et économiste avisé, passe par les tombes impériales et le spectacle de danses de cour. Elle est en bonne partie une mise sur rails qui laisse sceptique sur ce qu’a réellement vu Claudel.  Au total, « L’Indochine y est en effet présentée comme un îlot de “tranquillité parfaite” dans une Asie travaillée par les nationalismes et la décomposition de l’Inde et de la Chine » (p. 46). L’auteur décrit bien l’atmosphère ambivalente des populations à l’égard d’une culture française qui est en point de mire et est devenue une référence aimée et détestée à la fois.

            Dans un chapitre « Le grand œuvre », sont d’abord décrites les impressions à la Loti de Claudel vécues à nouveau en Chine et au Japon à plusieurs années de distance, avant de passer à son œuvre culturelle de créateur de tout un ensemble d’institutions bilatérales avec l’aide de l’Ecole française d’Extrême-Orient, à commencer par la Maison franco-japonaise au milieu d’une « civilisation vivante », sur le modèle des Ecoles de Rome et d’Athènes qui elles ont affaire avec des civilisation du passé.

            Le Japon a, en cette circonstance, critiqué le passéisme du gouvernement français qui a fait obstacle aux intérêts japonais en Indochine autant que son inertie dans le financement des échanges culturels que la Maison devaient instaurer et développer, et l’auteur rappelle le rôle-clé joué par le peintre Kuroda Seiki dans la réalisation des ambitieux projets claudéliens grâce à des financements de sociétés, celui du roi du tabac Murai Kichibei, et avec la création d’une opportune Société des Amis de l’Indochine. C’est à nouveau le gouvernement général de l’Indochine qui est appelé par la président français à porter assistance au Japon en logistique lors du séisme de 1921, à un moment où Claudel, quittant apparemment son poste à la recherche de sa fille, vaque à pied au milieu des flammes de Yokohama à Zushi.

            Ici, l’auteur analyse en détail la chronologie des faits et gestes de Claudel qui explique les interprétations divergentes de sa » glorieuse fuite », ainsi qu’on les a qualifiés, ou son Odyssée « A travers les villes en flammes », comme il s’est lui-même décrit. Grâce à ce gouvernement et à son représentant, Martial Merlin, ainsi qu’à des religieuse de Saint Paul de Chartres, Claudel édifie un dispensaire et des secours médicaux et par la suite il met en avant l’atout indochinois pour servir la politique française auprès du Japon. Concernant la Maison, on eût souhaité voir mentionnés eu égard à leur importance, outre Charles Haguenauer et Francis Ruellan, ceux du sinologue et bouddhologue Paul Demiéville et de l’historien vietnamologue Emile Gaspardone même si leur arrivée au Japon comme contributeurs à l’encyclopédie bouddhique du Hōbōgirin a été légèrement plus tardive. Marié à une Japonaise de la haute noblesse, Gaspardone a joué un rôle important de lien diplomatique et scientifique entre le Japon, la Chine et le Vietnam à la même époque que Claudel avant de devenir professeur au Collège de France.

            Dans le chapitre « Les dividendes », l’auteur insiste sur les espoirs de Claudel de voir son œuvre japonaise dûment récompensée au moment de son congé administratif de 1925 qu’il considère comme une fin de mission. Il se rend à nouveau en Indochine, à commencer par Saigon et Hanoi, où il y poursuit la politique engagée dans la métropole à un moment où lui dit-on « Le Japon attache le plus grand prix à l’amélioration de ses rapports économiques avec la France et plus spécialement avec l’Indochine. », est prêt à faire des concessions tarifaires importantes au profit des produits indochinois et est disposé à augmenter considérablement, si les prix le lui permettent, la proportion des produits métallurgiques qu’il commande aux usines françaises (p. 76). Claudel claironne le succès de mission japonaise qu’il rêve de voir récompensée par une nomination à Berlin qu’il n’obtiendra pourtant pas.

            Dans le chapitre « Riz amer », c’est tout d’abord le Claudel chrétien qui exprime sa sensibilité envers les populations extrême-orientales et son indignation devant les sacrifices des catholiques français et natifs aussi vains que cruels et sadiques. L’Indochine devient pour les Japonais un pont stratégique à bloquer pour empêcher les Occidentaux d’approvisionner le Kuomingtang. Leur établissement au Tonkin et au Vietnam tout entier, concédé par la France Vichyiste, indigne le diplomate retraité Claudel dont l’oeuvre est de facto niée d’un bloc.

            Mais sa conscience catholique se révolte plus encore dès la déclaration d’indépendance du Vietnam marxiste en 1945 pour prendre le pas sur la politique. Les annexes 1 et 2 donnent à l’appui des textes qui sont des cris d’alarme sur ces questions religieuses où Saint Michel est invoqué comme patron des troupes françaises lancées à la poursuite du « grand dragon, le serpent ancien, celui qui est appelé le diable et Satan, le séducteur de toute la terre ».

            Puis, lors du conflit coréen, Raphaël Collard sollicite l’aide des catholiques en France pour en appeler à la conscience humaine, pour porter assistance à la population coréenne martyrisée et lui redonner le sens de l’existence baffoué. Claudel, académicien depuis 1946, rédige un « S.O.S. pour la Corée » (reproduit dans l’annexe 3) qui s’en prend au démon qui trône actuellement au Kremlin et attire la sympathie des Etats-Unis au sein de l’association France-Etats-Unis qu’il préside, pays qu’il défendra pour son rôle d’allié européanophile et contre les attaques simplistes d’être une nation impérialiste.

            L’attitude américaine en la personne d’Eisenhower d’avoir laissée la Chine armée indemne et la chute de Dien Bien Phu aux mains du Viet-Minh, en sonnant le glas de la présence française et en permettant à la Chine de renforcer ce dernier, lui ont laissé s’échapper « Un cri d’horreur et d’indignation [la chute de Dien-Bien-Phu] » (annexe 4), texte véhément griffonné à deux heures du matin pour Le Figaro (son pamphlet a été jeté au panier !), où il s’en prend cette fois-ci à l’irresponsabilité des Etats-Unis qui ont trahi l’hexagone.

            Pour Einsenhauer « il est urgent d’attendre » et l’Amérique du nord n’a donc pas entendu le cri du Général de Castrieste que le poète comparée à l’appel de Roland à Roncevaux. C’est dans ce contexte que prend sens la flamme que Claudel veut ranimer, comme dans un chant du cygne, en évoquant les souvenirs de la présence française en Indochine et en rappelant le martyre ainsi que les persécutions encourus par les catholiques pour des causes qui n’ont pas trouvé d’écho, assimilés au peuple d’Israël durant l’Exode. Il soutient cependant que mieux que la violence, c’est la force de conviction dans la suppression de l’injustice qui coupera court au monde communiste et le vaincra. Il soutiendra la campagne de souscription entreprise par Le Figaro en faveur des boat people à la dérive sur des embarcations précaires en quête d’un havre de paix (voir texte en annexe 5). Il aura pensé à sa « chère Indochine » du début de sa carrière jusqu’à la veille de sa mort, ainsi que montre l’ouvrage au titre initialement intrigant.

            Dans cet ouvrage dense, documenté et agréable à lire, c’est le portrait d’un Paul Claudel engagé dans la carrière diplomatique ainsi que les problèmes économiques, sociaux et politique de l’Extrême-Orient qui se dégage en plein relief. Il éclaire le littérateur d’un œil rafraichissant ainsi que ses positions chrétiennes sous la lueur vivace des événements contemporains.

            Trois bévues orthographiques, un redoublement inutile de « fait » p.62, l’orthographe fautive de Sylvain Lévi p. 69 n. 69, il > ils emportaient p. 96, indiquent que le manuscrit a été relu de près. L’ouvrage comporte un liste d’abréviations, une bibliographie raisonnée et un index de noms propres qui en facilitent et guident la lecture mais on aurait préféré, même s’agissant d’histoire contemporaine, que les dates des personnages soient indiquées.