Auteur | Roland Pourtier |
Editeur | CNRS |
Date | 2021 |
Pages | 263 |
Sujets | Congo (cours d'eau) Histoire Géographie |
Cote | 63.871 |
Membre éminent de notre Académie, géographe et professeur honoraire à l’Université Paris Panthéon-Sorbonne, Roland Pourtier s’est imposé depuis longtemps comme l’un des tout meilleurs spécialistes mondiaux des pays du bassin du Congo, à travers des ouvrages aussi incontournables que Le Gabon, tome 1. Espace, histoire société et tome 2. État et développement, Paris, L’Harmattan, 1989, Politiques et dynamiques territoriales dans Les pays du Sud, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000 (avec J. L. Chaléard) et Afriques noires, Paris, Hachette Supérieur, 2014 (3ème éd.). Tout récemment, il a produit un ouvrage, tout à fait remarquable, fort justement récompensé par le Prix Sainteny de l’Académie des Sciences morales et politiques. D’une rigueur scientifique exemplaire, appuyé sur une bibliographie riche, complète et bien actualisée, il traite d’un objet original, le fleuve Congo, se lit comme un roman… ou comme un guide mobilisant tour à tour, en un volume réduit, une masse d’informations émanant de toutes les disciplines.
Servi par un petit nombre de cartes fort pratiques, le livre atteint pleinement son but : rendre compte du fleuve le plus puissant du continent africain et le second au monde après l’Amazone. Certes dépassé en longueur par le Nil, son gigantesque bassin hydrographique cumule les deux tiers du potentiel hydroélectrique africain. Riche de promesses dont la réalisation se fait toujours attendre, à l’instar du site d’Inga , qu’il s’agisse d’hydroélectricité ou de navigation, la puissance du Congo s’est trouvée contrariée. Espoir au long cours, le Congo a enfanté du multiple : deux États s’en partagent le nom, distingués par leur capital, le Congo-Kinshasa, rebaptisé Zaïre à l’ère du président Mobutu de 1971 à 1997, et le Congo-Brazzaville. Pourtant, seul l’immense Congo-Kinshasa, sept fois plus étendu et quinze fois plus peuplé, « s’identifie au bassin hydrographique qui est sa raison d’être ». La mise en scène de ce fleuve mythique s’ordonne, comme le dit justement l’auteur, en six tableaux.
Premier tableau, « l’énigme (p. 17-52) ». Sa découverte par l’Occident européen date de 1482, lorsque Diego Cao érige un padrao, monolithe surmonté d’une croix à son embouchure, puis, en 1485, remonte le fleuve jusqu’aux rapides qui en barrent le cours à 150 kilomètres seulement de l’Atlantique. Les Portugais entrent cependant en contact avec le royaume du Congo. D’abord appelé Zaïre, le fleuve ne devient vraiment Congo qu’au XIXe siècle. Quant à la christianisation du Congo, elle est vite compromise par le développement de la traite des esclaves. Il faut attendre la seconde moitié du XIXe pour que l’intérêt des explorateurs se porte vers l’Afrique orientale et australe, en direction des sources du Nil : ainsi Stanley dans sa recherche de Livingstone. Il ouvre la voie à Léopold II, désireux d’obtenir « une part du magnifique gâteau africain », vite en rivalité avec la France, qui profite, elle, des initiatives de Savorgnan de Brazza. La voie est ouverte à la conférence de Berlin (15 novembre 1884-26 février 1885). Elle proclame la liberté de navigation sur le Congo et le Niger, la liberté de commerce dans le bassin du Congo et la reconnaissance de l’État indépendant du Congo, dirigé à titre personnel par Léopold II. Créateur, dès 1879, de l’Association internationale du Congo ; il en cède en 1908, peu de temps avant sa mort, le territoire à la Belgique. Plus difficile, en revanche est la genèse, de 1839 à 1910, de l’Afrique équatoriale française (AEF). Entre les deux pays riverains du même fleuve, l’imaginaire partagé souffre de confusion qu’ont entretenue les indépendances : d’un côté la République, devenue République démocratique du Congo, puis Zaïre, avant de la redevenir ; de l’autre la République populaire, puis République du Congo, ne se nourrissent pas de la même mémoire (Brazzaville toujours, Kinshasa substitué à Léopoldville).
Second tableau, « le fleuve » se métamorphose tout au long de son cours et selon les saisons (p. 53-87). Le plus vaste bassin hydrographique d’Afrique se déploie autour d’une cuvette centrale, où l’horizontalité domine et recélant d’énormes quantités de pétrole. Elle s’achève, à l’Est, sur la crête Congo-Nil séparant les bassins des deux fleuves. Bien des auteurs ont décrit les métamorphoses du fleuve : du Lualaba indompté jusqu’à Kisangani, au bief maritime entre Banana et Matadi, avec sa frontière contentieuse, notamment face à l’Angola, en passant par le bief moyen, voie royale en puissance, et les cataractes du fleuve, réservoir d’une énergie énorme. Avec son débit moyen de 41 000m3/s à son embouchure, le Congo représente un enjeu considérable aux échelles locale, continentale. Mais le plus beau réseau navigation du continent africain n’est en grande partie qu’une illusion : la navigation fluviale se situe à des niveaux bien inférieurs à ceux des années 1950. Néanmoins, les voies d’eau restent une chance à saisir pour les pays de la région, notamment dans le cadre de l’organisation régionale et, de façon grandissante, de manière informelle.
Troisième tableau (p. 89-123), « les gens du fleuve » ont connu une histoire violente ou pacifique suivant les époques et depuis les migrations bantoues, qui ont donné naissance aux royaumes des savanes. Aux trois segments du fleuve, Zaïre, Congo, Lualaba, correspondent trois grands ensembles anthropologiques : le cours inférieur du Pool à l’Atlantique se caractérise par une forte identité construite sur la langue Kikongo et l’héritage du royaume Congo. Elle s’est exprimée à travers les initiatives de leaders tels que Joseph Kasa-Vubu à Kinshasa ou Fulbert Youlou à Brazzaville ainsi que par l’entremise de la religion kimbanguiste. Néanmoins, le lingala, langue véhiculaire du fleuve a connu une large diffusion au Congo, même si les configurations ethnolinguistiques demeurent mouvantes. De leur côté, à partir de Kisangani, les pays du Lualaba se situent dans l’orbite swahilie, l’intercompréhension se fondant sur les langues nationales et le français. Le tribalisme reste « ancré dans la chair des peuples de la pirogue », souvent de grande taille, motorisée et utilisée pour la pêche. Cependant aux « gens de l’eau », vivant de la pêche et du commerce s’opposent les « gens de terre », agriculteurs et exploitants de voies. Cependant, les plantations et l’agro-industrie de l’époque coloniale ont été frappées à mort par la zaïrisation de l’époque Mobutu. Dominé par l’essartage le système productif n’a pas permis au Congo et à ses affluents d’engendrer un passé d’aménagement hydro-agricole. En outre la répartition de la population juxtapose vides et pleins : « la cuvette concentre les eaux, pas les hommes ». Cependant, si, après la Première Guerre mondiale, les autorités belges se sont inquiétées du faible dynamisme démographique de la population congolaise, depuis 1960, la population de la RDC explose (de 15 à 89,6 millions d’habitants entre 1960 et 2021) avec un taux de fécondité sensiblement plus élevé qu’au Congo Brazzaville ou en Centrafrique.
Quatrième tableau, « le territoire » (p. 125-152) est bien caractérisé par la formule de Stanley : « sans chemin de fer le Congo ne vaut pas un penny », d’où le lancement du Matadi-Léopoldville et le recours inéluctable au travail forcé. Cela a été l’œuvre de la Compagnie du Congo pour le Commerce et l’Industrie, fondée en 1887. Au prix de recrutement de nombreux coolies chinois, la ligne Matadi-Léopoldville est achevée en 1898. Modernisée en 1932, mais victime des vicissitudes de l’indépendance, elle ferme dans les années 1990 et ne rouvre, modestement, qu’en 2016, sans que se dissipe la mémoire des porteurs et ouvriers morts sur le chantier. Avant même le chemin de fer, le fleuve lui-même a été la voie d’acheminement des esclaves, puis de l’ivoire et des bois précieux. Il l’a été au prix d’une exploitation inhumaine dénoncée, non sans arrière-pensée, par les journalistes et les diplomates britanniques, adversaires de Léopold II, mais qui caractérise aussi la colonisation française. Si les transports constituent une clé du développement, le plus beau réseau navigable d’Afrique a donné naissance à une économie rentière. En effet les pouvoirs publics d’après l’indépendance n’ont pas su tirer profit des investissements massifs réalisés par les autorités coloniales belges entre la Seconde Guerre mondiale et 1960, même si quelques promesses se manifestent autour de l’estuaire (liaison Matadi-Banana). Mais, par deux fois, dans les années 1980 (échec du consortium Alusuisse), puis dans les années 2000 (celui de BHP Billiton), les espoirs nés autour de l’aménagement d’Inga ont échoué. Au Congo-Brazzaville aussi, le prix à payer été lourd, avec le scandale du Congo-Océan dénoncé par André Gide et Albert Londres, même si, plus tard, le pays bénéficie, depuis la constitution, autour du franc CFA, de l’Union douanière et économique de l’Afrique, puis, à partir de la dévaluation de ce même franc, en 1994, de la communauté économique des États d’Afrique centrale (CEEAC). En fait, aujourd’hui, plutôt que le chemin de fer, c’est la route qui a pris le relais du fleuve, attirant les intérêts chinois.
Tableau cinq, « la puissance » (p. 153-179) s’incarne dans un potentiel hydroélectrique exceptionnel. Il contraste avec l’un des taux d’électrification les plus bas d’Afrique : la consommation d’électricité par habitant est au moins vingt fois inférieure à celle de l’Afrique du Sud au Congo-Brazzaville et … 42 fois en RDC. C’est ce que montre La Saga d’Inga, possiblement la plus gigantesque centrale du monde, sur une idée lancée, en 1928, par l’ingénieur Pierre Van Deuren, un temps espérée avec la constitution, en 1956, d’Aluminga, puis les grands travaux d’Inga I (1972) et II (1982). Mais le grand barrage (Inga III) demeure un éléphant blanc, malgré les ambitions italiennes, autour de la sidérurgie, puis chinoises. De même le grand projet de ligne à très haute tension d’Inga-Shaba, traversant tout le pays d’ouest en est, a échoué, faute de desserte des populations traversées. Depuis 2018, l’espoir réside dans un consortium d’entreprises chinoises, un temps associées au numéro 2 européen de la construction, l’espagnol ACS. Exerçant désormais une domination écrasante en matière de BTP, tant au Congo-Brazzaville qu’en RDC, ces firmes chinoises sauront-elles mettre enfin en œuvre la complémentarité entre l’électricité du Bas-Congo et l’industrie minière du Katanga ? Reste cependant à relever le défi de la collaboration interétatique autour de l’exploitation de l’eau, « l’or bleu ».
Sixième et dernier tableau, « les rivages urbains » (p. 181-227) confirment que les fleuves ont fixé les premiers lieux d’échange, les premiers centres d’activité commerciale : ainsi le Kinshasa découvert par Stanley (30 000 habitants). Puis la colonisation a donné naissance aux premières villes, souvent surimposées aux centres commerciaux préexistants. Si quelques-unes sont nées du chemin de fer, plus importantes sont celles implantées en bordure des fleuves : des villes-ports, mais pas de ville-pont avant 1989. Elles ne se sont développées que sur une seule rive, à l’exception de rares villes doubles comme Kinshasa et Brazzaville. Création des blancs, la ville s’est, après la Première Guerre mondiale, rapidement peuplée de noirs. Sous l’effet d’un exode rural massif et d’une fécondité restée élevée en ville, l’urbanisation s’est accélérée : entre 1960 et 2018, le taux de citadins est passé de 15 à 45 % en RDC, de 32 à 65 % au Congo-Brazzaville, posant des problèmes incommensurables.
À la différence de ce qui s’est passé en Angola, la découverte du pétrole n’a pas assuré la prospérité des villes portuaires congolaises, tandis que Matadi peine à décoller, malgré l’investissement privé chinois et philippin. Concédée à Dubaï Port World, celui de Banana ouvre certes des espoirs fragiles, mais Kisangani, un temps relancée par l’industrie textile, puis frappée par la guerre, demeure très dépendante d’une seule brasserie productrice de la fameuse Primus. Quant à Kinshasa et Brazzaville, elles sont devenues l’une, la troisième ville d’Afrique (10 millions d’habitants au moins), l’autre, une cité macrocéphale (2 millions soit un tiers de la population du pays). Le dialogue interculturel des deux métropoles complémentaires (la littérature et la presse à Brazzaville, la musique et le cinéma à Kinshasa) attend beaucoup de la réalisation d’un grand pont sur le Congo, autour duquel pourrait se constituer, à partir de zones économiques spéciales à la chinoise, un corridor économique régional en construction. Confronté au défi de la gestion durable de la forêt et de ses ressources naturelles et à celui de la protection de sa biodiversité, le Congo attend que les efforts s’amplifient en faveur de la jeunesse et de la formation professionnelle.