Auteur | Peter Gaida |
Editeur | Les Indes savantes |
Date | 2021 |
Pages | 288 |
Sujets | Travail forcé Colonies françaises 1900-1945 |
Cote | 64.665 |
Peter Gaida est maître de conférences de civilisation française à l’université de Brême. Il s’est acquis une bonne notoriété par divers travaux de recherche sur la Seconde Guerre Mondiale et en particulier sur la question du travail forcé. On lui doit notamment un ouvrage sur « Les camps de travail sous Vichy ». Dans la tradition des études coloniales florissant dans les universités des villes libres hanséatiques, il nous propose aujourd’hui un essai sur le travail forcé dans l’empire colonial français entre 1900 et 1946. La préface due à Hubert Bonin (Bordeaux) a le grand mérite de nous donner une position claire du problème du travail obligatoire aux colonies. Il y aurait beaucoup à penser et à dire du titre de l’alinéa de la p. 11 qui qualifie la France coloniale de « République du double langage ». Sa lecture nous a remis en mémoire la fameuse réflexion de Sédar Senghor sur la France « qui dit si bien la voie droite mais emprunte les chemins obliques ».
Dans son introduction, l’auteur fait une place importante à la pensée de Werner Sombart pour qui l’enrichissement des nations de l’Europe occidentale provient de leur expansion coloniale et des profits réalisés grâce au travail sous la contrainte.
Après l’abolition de l’esclavage dans les grands empires coloniaux (britannique en 1833 et français en 1848) apparaît une nouvelle forme de travail forcé dénommée l’engagisme qu’un officier de marine français qualifiait de « forme déguisée de l’esclavage ». p.35, une citation du juriste Arthur Girault (« Principes de colonisation ») va dans le même sens. Le cas de l’empire français est brossé à grands traits, mais non sans lucidité aux pp.28-32. Les citations de la p.30 donnent matière à réflexion. Doit-on pour autant admettre avec Jean Suret-Canale que le travail forcé dans les colonies françaises : « donnait l’exemple d’un degré d’oppression et d’arbitraire rarement atteint, même dans les colonies portugaises et belges » ? Quant à Simone Weil, citée à la même page, on pourrait objecter qu’à notre connaissance, elle n’a jamais effectué de recherches d’archives sur le Congo, pays où elle ne s’est jamais rendue.
Pour terminer l’introduction, (pp.32-36) l’auteur se livre à un essai de typologie du travail forcé dans lequel il distingue six catégories. 1/ Travail administratif ou réquisitions. 2/ Travail fiscal ou prestations. 3/ Travail militaire ou recrutement voire conscription. 4/ Travail agricole ou cultures obligatoires. 5/ Travail pénal ou travaux forcés. 6/ Travail contractuel ou engagements. Peter Gaida s’appuie largement sur les classifications établies par le Bureau International du Travail (BIT) crée en 1920 sous l’égide de la Société des Nations.
L’auteur nous explique pourquoi il n’a pu accorder une grande attention à la question des cultures obligatoires ni à celle du travail pénal. L’Océanie et les « vieilles colonies » ont été de même volontairement laissées en dehors de la présente étude.
La première partie de l’ouvrage, qui regroupe les cinq premiers chapitres, est intitulée : « Les quatre empires ». Les quatre empires en question, ce sont, d’après l’auteur qui a repris la classification géographique du traité de droit colonial de Dareste de la Chavanne (1931) : l’Indochine, Madagascar, l’AOF et l’AEF.
Un premier chapitre traite de la transition entre l’esclavage et le travail forcé. On y trouvera d’intéressantes notations sur l’esclavage précolonial et on y apprendra, sous la plume d’Elikia Mbokolo, que l’esclave était une unité ordinaire de compte dans les échanges commerciaux traditionnels. Un voyageur allemand nous apprend pour sa part que la bourgade de savane de Kete Krachi, au Togo, était encore, en 1898, le plus grand marché d’esclaves de l’Afrique Occidentale. Les Français qui n’avaient qu’une marine locale insignifiante ne pouvaient surveiller efficacement la côte des Somalis ni réprimer le trafic des esclaves dans le Bab el-Mandeb. En Indochine, il existait un esclavage seigneurial en Annam mais il était interdit aux mandarins d’utiliser la main d’œuvre servile pour leur propre compte. Il est intéressant d’apprendre par un rapport de Félicien Challaye (p.45) qu’au Laos, les missionnaires français (mais on aimerait savoir de quelle congrégation ?), propriétaires de vastes domaines chez les Moïs rachetaient des captifs annamites, en principe pour les convertir, mais surtout pour les faire travailler sur leurs terres. Le captif vieilli et ne pouvant plus rendre de services n’était plus qu’une bouche à nourrir. Il était renvoyé dans son village moyennant une forte rançon. Toujours selon Challaye, les missionnaires finançaient les razzias des Moïs pour se procurer de la main d’œuvre. Le régime de l’indigénat, inauguré en Algérie en 1875 puis étendu à tout l’empire colonial en 1887 est étudié avec soin aux pp.50-53 et sa conséquence fiscale, l’impôt de capitation, l’est aux pp. 53-54.
Au deuxième chapitre, l’auteur nous fait aborder aux rives de l’Indochine ou plutôt de « L’Union Indochinoise » selon l’appellation qui lui fut donnée en 1887. En Cochinchine, seul territoire ayant le statut de colonie, donc soumis à un régime d’administration directe, le travail forcé fut aboli par un décret présidentiel de mai 1881, mais il allait subsister indirectement sous la forme des corvées (15 jours par an) dites prestations pour l’entretien du réseau routier, des chemins vicinaux et des digues et canaux. Ces prestations reçurent leur cadre réglementaire définitif en 1897. On trouvera une bonne analyse de ce régime des prestations en Annam et au Tonkin (pp.61-64) ainsi qu’au Laos et au Cambodge (pp.64-67). On remarquera l’existence de différences notables dans le régime du travail entre les différents territoires.
La construction du chemin de fer du Tonkin au Yunnan (Haïphong à Yunnan-Fu) qui fut de loin le chantier le plus spectaculaire de l’Indochine coloniale (1904-1910) est décrite aux pp. 68-71. Le recrutement de la main d’œuvre (coolies) en territoire chinois fut particulièrement difficile. De nombreux travailleurs étaient morts, d’autres avaient pris la fuite. En dépit d’investissements considérables, la voie ferrée se révéla peu rentable mais elle devait rendre de grands services aux Chinois qui approvisionnaient le Viet Minh pendant la guerre d’Indochine et contribua indirectement à la victoire de Dien Bien Phu… On trouve également p.71 d’utiles informations sur les engagements d’Indochinois à destination de la Nouvelle Calédonie et nous apprenons que de 1929 à 1938 près de 60.000 d’entre eux, pour la plupart Tonkinois, ont été acheminés dans cette colonie océanienne. Or ce chiffre, manifestement exagéré, est contredit par le tableau chiffré donné à la même page (figure3) qui aboutit à moins du tiers de ce total.
Venons-en au chapitre 3 consacré à Madagascar. Dès qu’ils eurent procédé à l’annexion de l’île rouge, les Français se préoccupèrent d’y réglementer le travail : l’esclavage fut aboli et Gallieni s’en glorifiait, mais la corvée coutumière se trouva maintenue sous la forme des prestations. Aux termes d’un arrêté d’octobre 1896, tout indigène malgache de sexe masculin valide était assujetti à une prestation de 50 jours par an au maximum, à raison de 9 heures de travail quotidien. Il y avait d’assez nombreux cas de dispense en faveur des douaniers, des miliciens et aussi de ceux qui s’engageaient chez un colon français. Les pp.90-92 nous donnent description d’un système de recrutement de travailleurs propre à Madagascar, le SMOTIG (Service de la main d’œuvre et des travaux d’intérêt général). Inauguré en 1926 par le gouverneur général Marcel Ollivier, le Smotig consistait à recruter des travailleurs par tirage au sort dans la partie du contingent non effectivement incorporée sous les drapeaux. La durée du service était de deux ans. Les hommes étaient principalement employés sur les chantiers du chemin de fer et les conditions de travail étaient semble-t-il fort pénibles puisque certains préféraient le régime de la prison. Les milieux coloniaux saluaient dans le SMOTIG qui disparut au bout d’une décennie : « une grand école professionnelle formant des ouvriers qualifiés » mais la presse malgache dénonçait : « une forme déguisée de l’esclavage ». Jean Frémigacci croit pouvoir y discerner les causes lointaines de l’insurrection de 1947.
Le chapitres IV et V traitent du travail forcé en Afrique Noire. Il est désigné sous le vocable de « Prestations » en AOF et sous celui de « réquisitions » en AEF. On lira notamment pp.111-113 de bonnes pages sur la Guinée (les travaux de Jacques Mangolte ont été intelligemment utilisés) et aussi pp.116-118 sur le Dahomey et le Togo. Le cas de l’Office du Niger est étudié aux pp.119-127. On sait que ce vaste plan d’irrigation du delta intérieur du Niger était un projet très ambitieux qui se traduisit par la réquisition de milliers de travailleurs soumis à des conditions de vie des plus pénibles et on sait également qu’il se solda par un quasi-échec sur le plan économique. Le bilan dramatique de cette entreprise n’a pas été dressé avec toute la rigueur souhaitable.
Avec l’AEF nous abordons la page la plus tragique de l’histoire du travail forcé aux colonies : comme il était à prévoir, dans cette fédération étendue et peu peuplée, le problème du recrutement de la main d’œuvre allait se poser en termes dramatiques et les chantiers furent le théâtre de scènes atroces. Les scandales du portage en Oubangui-Chari sont bien étudiés aux pp.131-134 et ceux du Congo et notamment du chemin de fer Congo-Océan le sont aux pp. 144-158. Nous sommes véritablement « au cœur des ténèbres » décrites par Joseph Conrad.
Intitulée : « Les quatre régimes », la deuxième partie résume en cinq chapitres les diverses étapes qui ont abouti en un quart de siècle à l’abolition du travail forcé aux colonies. Alertée dès 1921 par de nombreuses plaintes des organisations humanitaires et, entre autres, des écrivains André Gide et Albert Londres, la Société des Nations demanda au Bureau International du Travail (BIT) de procéder à une enquête. Les travaux de la commission d’experts furent laborieux puisqu’ils n’aboutirent qu’en 1929 à la convention C qui énonçait un certain nombre de mesures destinées à humaniser les conditions de travail aux colonies. Le travail forcé n’était plus admis que sous sa forme fiscale et encore prenait-il la dénomination de travail public obligatoire (TPO) organisé par un décret du 21 mai 1930.
Le chapitre 8 s’applique à dresser un bilan de l’œuvre du Front Populaire en matière de travail aux colonies. On sait que celle-ci fut jugée décevante. Un acquis important fut cependant le décret du 10 août 1937 ratification de la convention du BIT prescrivant l’abolition du travail forcé aux colonies. (Le délai de sept ans imparti par la convention arrivait à expiration). La guerre approchait et les préparatifs (mobilisation et recrutement de travailleurs) sont bien décrits aux pp.194-197.
La guerre (chapitre 9), ce fut tout d’abord le régime de Vichy qui se caractérisa par un durcissement des conditions de travail imposées aux indigènes notamment sur les chantiers du transsaharien et sur ceux de l’office du Niger. Les conditions de vie et de travail dans les Frontstalags (camps de prisonniers de guerre coloniaux en France métropolitaine) sont bien décrites pp 201-214.
La fin de l’année 1942 fut aussi celle de l’empire colonial de Vichy : l’administration de la France Libre n’en resta pas moins assez exigeante car il lui fallait recruter des combattants et des travailleurs.
L’abolition du travail forcé était cependant prévisible et le chapitre 10 nous donne description des étapes finales. La conférence de Brazzaville (début 1944) ne fut qu’une assemblée de fonctionnaires d’inspiration nettement assimilationniste mais elle envisagea clairement l’abolition du régime de l’indigénat et du travail forcé, projet qui n’alla pas sans soulever quelques réserves.
Il fallut cependant attendre la mise en place de nouvelles institutions-d’ailleurs provisoires- pour que la première constituante adopte la loi du 11 avril 1946, aussi nommée loi Houphouët-Boigny, point final du régime du travail forcé dans l’outre-mer français. La loi ne saurait pour autant être considérée comme un effet de baguette magique et le travail sous la contrainte ne disparut pas totalement : il survécut un temps sous la forme militaire (deuxième portion du contingent) : une intervention du député Ouezzin Coulibaly en fait foi en mai 1947, mais la promulgation du code du travail outre-mer à l’initiative du ministre Aujoulat, le 15 décembre 1952, liquida ce dernier vestige du travail forcé.
La conclusion est une synthèse nuancée. L’auteur admet que le travail forcé fut dans l’ensemble profitable à l’équipement et au développement des colonies tout en reconnaissant que le prix à payer fut parfois extrêmement lourd.
L’appareil critique est d’une grande concision mais la forme appelle des remarques qui laissent penser que le texte n’a pas été relu avec soin : p. 42, il est étonnant de lire que l’administration sous Faidherbe fit disparaître l’esclavage au début du XX siècle pp.229, rappelons à l’auteur que la loi du 11 avril 1946 n’a pas été adoptée à la Chambre des députés (qui n’existait plus) mais à l’Assemblée nationale constituante.
L’orthographe aurait mérité une relecture plus attentive.
Qu’il nous soit permis de regretter un emploi abusif du terme de colonialisme improprement pris au sens de colonisation, domination coloniale.