L'Europe face à l'Islam : histoire croisée de deux civilisations, VIIe-XXe siècle

Recension rédigée par Christian Lochon


Spécialiste des relations médiévales entre le monde musulman et l'Occident chrétien, l’auteur est chercheur à l’Université d’Aix-Marseille. Une recension de son précédent ouvrage Mahomet, le lecteur divin (Paris, Belin, 2013) avait paru dans ces colonnes en 2014. Il nous livre dans ce nouvel ouvrage une éclairante description de l’évolution comparative des religions chrétienne et musulmane, des empires et États chrétiens et musulmans, et essaie de donner une explication aux comportements violents actuels d’inspiration religieuse.

Dans le domaine islamique, vers 653, le Calife Osman aurait établi à Médine une recension officielle du Coran, sans ordre thématique ni chronologique (p.158). Le Calife Abdel Malik (685-705) aurait été l’artisan de la canonisation du Coran (p.160). Le Coran (III 174) implique une transcendance totale de Dieu inconnaissable (p.133). Le débat sur la nature de Dieu fut réprimé par les courants rigoristes (p.137). Néanmoins, malgré les juristes hanbalites, les musulmans adoptèrent la méditation des 99 noms d’Allah avec le chapelet, la visite des maisons des membres de la famille du Prophète, le mawlid, l’adaptation du culte aux coutumes locales, des traditions préislamiques comme le sanctuaire de la Kaaba, la ‘Umra, les sacrifices traditionnels (p.196).

Entre Coran et Bible, les rapprochements sont nombreux. L’essentiel du décalogue biblique est repris dans le Coran (p.237). La temporalité coranique (dahr) ressemble à celle de la Bible, une succession d’instants et non une continuité (p.49). Les erreurs chrétiennes dénoncées par le Coran (p.186) sont des déformations de doctrines monophysites ou nestoriennes comme la Trinité, Jésus, Marie (V 116), le refus de la divinité du Christ (V 72), de sa crucifixion (III 54-55). Le chiisme et le soufisme présentent d’étonnants points de comparaison avec le christianisme occidental (p.359). L’Église européenne et la Umma ne divergent pas jusqu’au XVIe siècle ; fondations du médiateur divin, elles assurent l’unité et la propagation de la foi nouvelle (p.282).

L’unité doctrinale de l’islam est purement théorique puisque le conflit entre chiisme et sunnisme prend corps dès les années 644-680 (p.69). Le pouvoir califal commanda des biographies du Prophète. La version d’Ibn Hisham (m.834), éloignée de plus d’un siècle et demi des faits qu’elle raconte, devint officielle et n’évolua plus (p.56). On détourna la responsabilité de la « fitna », confrontation entre partisans de la généalogie prophétique (Ali successeur de Mohamed) et ceux des premiers Califes (p.104), sur les chiites. Pour eux, le prophétat de Mohamed se poursuit à travers les Imâms et les cycles de la walaya (p.51). L’Imam représente les attributs anthropomorphiques d’Allah (p.153). Inspirés par Hassan Al Basri (643-728), en Irak, en Syrie, sous l’influence du monachisme chrétien et du néoplatonisme, apparurent des mystiques musulmans dont l’idéal de vie était l’errance, l’érémitisme et l’intériorisation de la révélation coranique en revivant l’expérience mystique du prophète (p.213). Encadré dans les confréries, le soufisme devient un courant officiel de l’islam sunnite (p.216). L’influence du wahhabisme et du salafisme devait décribiliser les pratiques soufies (p.218).

Pour les philosophes mu’tazilites, dès le VIIIe siècle (p.135), Dieu est unique mais que dire de ses attributs (main, face, yeux, trône) ? Si le Coran est éternel, il y a deux principes éternels, donc le Coran est nécessairement une création. Au IXe siècle, les Oulémas hanbalites paralysèrent la spéculation métaphysique (p.136). Opposé au mutazilisme, l’asharisme défendait l’absolue puissance de Dieu. L’élaboration de la charia fut dès le VIIIe siècle captée par des spécialistes de la religion et non du droit (p.300). Les coutumes tribales non musulmanes, l’influence de la pensée grecque devront compenser le faible nombre des versets normatifs (700 sur 6200) et des hadiths (p.291). L’islamisme est le visage le plus déroutant de la modernité islamique (p.345). Aujourd’hui, la charia s’arrête où commence le droit pénal, commercial, maritime, la conduite politique de l’État. (p.294). D’ailleurs, les États musulmans ont rédigé des constitutions antinomiques par essence avec la charia (p.346).

La diversité du monde islamique est une réalité précoce, dès le VIIe siècle, Berbères et Persans entrent dans l’orbite de l’islam (p.68). La Umma ne constitua jamais une entité organisée, demeurant référence mythifiée, manipulée par les pouvoirs (p.261). Le maintien des structures tribales est caractéristique des pays d’islam (p.107). L’Arabie conserva ses modes de fonctionnement tribal préislamiques, la fierté du clan, le mépris du sédentaire, le goût pour la razzia. Le Coran (IL 13) reconnaît les groupes ethniques « Nous vous avons constitués en « shu’ub » (ethnies) et « qaba’il » (tribus) pour que vous vous connaissiez ». L’arrivée massive des peuples turcophones vers l’Iran dès le VIIIe siècle relança l’influence nomade ; les Califes enrôlèrent les tribus turques converties pour lutter contre leur propre armée arabe et contre les Byzantins (p.111). Après la conquête de Jérusalem en 638, les califes envisagent une dimension mondiale de l’islam (p.27). Mais à compter du Xe siècle, le Calife de Bagdad ne contrôle plus guère qu’une Mésopotamie élargie (p.69). Le Califat (p.276) se fixa par écrit au XIe siècle lorsque le calife n’avait plus de pouvoir effectif (p.278) car les sultans turcs ou mongols dirigeaient l’État des musulmans (p.279). En fait, deux principes politiques contradictoires cohabitent en Islam, l’unité autour du califat et la fragmentation en principautés autonomes (p.310). Au XVIe siècle, l’Empire ottoman multiconfessionnel et multiethnique est dirigé par une dynastie turque et des janissaires d’origine chrétienne (p.331). A la fin du XIXe siècle, l’empire ottoman est une structure caduque. Les pertes de territoires européens font passer la proportion de musulmans de 50% à 81% en 1914 (p.337). La période récente veut niveler les différences historiques en islam (p.70).

En Europe, Rome et Constantinople conservèrent en commun la piété populaire pour les pèlerinages aux sanctuaires réputés, la vénération des reliques, l’église-bâtiment comme Maison de Dieu. L’importation en Occident du modèle de vie communautaire oriental est due à la Règle de Benoît de Nursie (m.547) qui donnait au moine un équilibre de vie au sein d’une communauté de travail et de contemplation (p.206). Au XIIe siècle, la papauté romaine accélère la prise de conscience de l’unité de l’Europe latine, devenant « Chrétienté » (p.102). Les antagonismes majeurs relevaient de la politique. Le rapprochement de Ferrare en 1438 fut interrompu par la chute de Constantinople (p.193).

Les rapports islamo-européens (p.31 à 40) sont marqués par la menace militaire musulmane sur l’Europe (p.28) puis la conquête de Constantinople. L’urbanisation de l’Europe décline tandis que le monde urbain islamique rayonne jusqu’au XIIIe siècle (p.87). Les sources grecques influencent les univers éthiques et psychologiques européen et islamique ; les débats liés au problème du libre-arbitre (p.248), la renaissance intellectuelle et politique des réformes, « nahda » et « islah », sont contestés par les courants rigoristes (p.253). De 1600 à 1750, L’Europe entre dans la modernité, séparant les domaines politique et religieux au profit de l’État puis au XVIIIe siècle, les pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire (p.356). De 1850 à 1950, le monde musulman sous emprise mêle le champ politique au social et à l’éthique, au profit de la religion. Dans les pays musulmans, même en partie laïcisés, l’usage du discours religieux dans la vie politique est légitime (p.350).

De là à conclure que la différence fondamentale entre l’Europe et l’Islam serait la séparation des domaines temporel et spirituel, perçue comme marquant la modernité à la fin du XIXe siècle (p.354). Au XXe siècle, le modèle de modernité politique a fait aboutir à des équilibres entre sécularisation et tradition religieuse en Turquie ou en Tunisie (p.340). L’auteur a montré clairement que « plus les pays européens se sécularisent, plus l’État s’impose, plus la norme sociale est relativiste et individualiste. Plus les pays musulmans se modernisent, plus l’État est captateur et autoritaire, plus la norme sociale se réislamise (p.359) » et que « l’islam est devenu incompatible avec l’Europe à cause de l’échec de la colonisation. A l’angoisse islamique de la subordination et de l’impiété venues d’Europe, a succédé l’angoisse européenne de la submersion musulmane par l’immigration ». (p.362).

Le lecteur appréciera également les utiles éléments documentaires, cartes régionales (p.392 à 398), le lexique arabe (p.399 à 408), la bibliographie (p. 409 à 414), l’index de noms de personnes (p.415 à 424).