Auteur | Marie-Claire Bergère |
Editeur | Fayard |
Date | 2013 |
Pages | |
Sujets | Capitalisme Conditions économiques Politique économique Chine 1990-.... 2000-.... |
Cote | 58.777 |
Membre de notre Académie (3e section), Marie-Claude Bergère compte au nombre de meilleurs spécialistes occidentaux de l’histoire de la Chine. Ancienne élève de l’École normale supérieure de Sèvres, agrégée d’histoire et diplômée en chinois de l’INALCO, docteur d’État en histoire, M. C. Bergère a occupé de 1974 à 1994, la chaire de civilisation chinoise à l’INALCO, tout en étant directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, dont elle a dirigé le centre Chine. Professeur invité à Harvard University (États-Unis) et à l’université chinoise de Hong Kong, elle est membre honoraire de l’Académie des Sciences sociales de Shanghai. Sa contribution au développement des échanges culturels et scientifiques avec le monde chinois lui a valu d’être élevée, en 2014, au grade de Grand officier de la Légion d’honneur.
Auteur de nombreux ouvrages unanimement salués, elle a notamment publié, en 2013, un livre tout à fait éclairant et qui mérite d’être relu avec attention au tournant des années 2020 : Chine, Le nouveau capitalisme d’État, Paris, Fayard. S’appuyant sur une documentation solide et la mobilisation d’une bibliographie internationale pluraliste, l’auteur pose d’emblée, dans introduction, une question essentielle : la libéralisation économique peut-elle ouvrir la voie à une libéralisation politique ? En historienne maîtrisant les tendances longues de l’évolution de la Chine depuis le XIXe siècle, elle s’interroge avec raison sur les limites d’une théorie de la modernisation universellement applicable, qui reproduirait en République populaire de Chine ce qui s’est passé à Taiwan ou en Corée du Sud. En effet, rien n’indique que se dégage, en Chine, une communauté d’affaires susceptible de mener à son terme une « transition graduelle et véritable vers la démocratie. En effet, « l’aiguille d’acier « se cache « dans la balle de coton ».
Le chapitre 1 analyse « la transition économique », en fait la politique de réforme et d’ouverture. Trois périodes se sont succédées : 1978 à 1989, marquée surtout par une profonde réforme des campagnes (suppression des communes populaires), l’ouverture aux produits, techniques et capitaux étrangers et stoppée, jusqu’en 1992, par la répression de la place Tian’ anmen en 1989 ; 1992-2001, dominée par la réforme urbaine et industrielle (privatisations, réforme du système bancaire et financier) ; 2001-2012, impulsée par l’accession de la Chine à l’Organisation mondial du commerce (OMC) et un grand bond en avant de l’économie chinoise. Le rôle directeur du Parti et de ses dirigeants, Deng Xiaoping, Jiang Zemin, puis Hu Jintao, ne fait aucun doute, tous se caractérisant par leur pragmatisme et leur vision gradualiste. Ainsi s’explique l’accession au rang de premier exportateur mondial, en 2010, puis, à parité de pouvoir d’achat, en 2017, de première économie mondiale.
La fin de la planification ne signifie cependant pas la fin de l’intervention de l’État (chapitre 2 – le nouveau capitalisme d’État). Ces interventions, particulièrement nettes en matière monétaires (fixation du taux de change du yuan), de contrôle des prix et du crédit, et, à l’échelon provincial et local, de politique foncière. En dépit du passage au statut de société anonyme, les plus grandes entreprises demeurent des entreprises publiques, dans les secteurs stratégiques (construction, acier, minerais, automobile, industrie chimique, informatique) dans le cadre d’une politique de champions nationaux, bras armés de la politique de « sortie vers l’extérieur ».
En effet « ambiguïté, dynamisme et fragilité » caractérisent « le secteur privé » (chapitre 3). En Chine, tout ce qui n’est pas publié n’est pas nécessairement privé. De plus, les entreprises non publiques créées au cours de la transition sont, dans leur majorité, issues de la privatisation des entreprises d’État, à l’instar de Huawei, ou des entreprises sino-étrangères, comme Lenovo. Le secteur privé s’il se développe, bénéficie d’effets de niche, s’épanouit pour l’essentiel dans la Chine côtière de l’ouest (modèle de Wenzhou, dans la province du Zhejiang. Présentant toutes les caractéristiques d’un capitalisme sauvage, il fonde sa réussite sur l’exploitation sans frein de la main-d’œuvre, la multiplication des malfaçons et le mépris de l’environnement. Même s’ils s’assagissent avec le temps (Ying Minshan et ses bicyclettes à Chongqing), ces entreprises privées souffrent de discriminations évidentes, notamment en matière de financement bancaire, de possibilité de s’engager dans les branches profitables ou en expansion ou, enfin, d’obtenir les autorisations de sortir vers l’extérieur.
Aujourd’hui, « les entrepreneurs chinois » (chapitre 4) ne correspondent plus guère aux capitalistes nationaux restés en Chine à l’époque du communisme. En revanche, il est possible d’établir une typologie à partir de l’importance de l’entreprise (micro-entrepreneurs pouvant se développer en PME, entrepreneurs type Wenzhou, une minorité de grands entrepreneurs privés millionnaires aux carrières brèves). Ils partagent une commune fragilité vis à vis de la conjoncture économique, leur exposition à l’arbitraire administratif et à l’hostilité de la société. Ces entrepreneurs privés côtoient des entrepreneurs et bureaucrates du secteur public : issus de la nomenklatura, ce ne sont pas seulement des industriels ou des financiers, mais aussi des responsables œuvrant à la stabilité du régime et au progrès économique de la Chine. Parmi eux, l’on compte aussi des membres de l’entourage familial des hauts dirigeants (famille de Wen Jiabao), parmi lesquels des princes rouges (Hu Haifeng, fils du président Hu Jintao et fondateur de Nutech). Le Parti maintient en effet une ligne autoritaire cherchant à contrôler les entrepreneurs afin d’éviter leur constitution en groupe autonome : répression sans restriction vis à vis des microentreprises, mais aussi chute de grands entrepreneurs accompagnant celle de hauts cadres écartés du pouvoir (affaire Lai Changxin, « empereur des contrebandiers de Xiamen). La répression s’accompagne d’une politique de cooptation : il s’agit de rallier les entrepreneurs privés en les intégrant au Parti, contraints à rechercher la faveur des autorités en place, leurs associations professionnelles (Fédération nationale de l’industrie et du commerce notamment) s’inscrivant en fait dans un corporatisme d’État. En définitive, les entrepreneurs chinois, parce que dépourvus d’esprit de classe et vivant en symbiose avec les élites politiques et administratives, ne paraissant pas en mesure d’assurer le passage à la démocratie, en dépit du miracle économique.
La « clé de voûte » réside dans « un régime autoritaire » (chapitre 5). Ayant résisté au délitement de sa base idéologique, le Parti communiste chinois pilote l’émergence d’une nouvelle puissance économique mondiale. Même si Deng Xiaoping a restauré les institutions étatiques, l’appareil d’État demeure sous la coupe du Paris (98,8 millions de membres officiels en 2019), qui conserve son contrôle sur les forces armées, devenues plus modernes et professionnelles. Il s’agit d’un parti rénové, capable de renouveau idéologique, par-delà la nécessité de répondre aux urgences (« socialisme de marché » de Deng Xiaoping, « trois représentativités » de Jiang Zemin, « société harmonieuse » de Hu Jintao). Ayant consolidé son emprise, le PCC développe une stratégie préventive de contrôle, notamment à travers le département de la propagande et la surveillance de l’internet. L’objectif n’est pas de mettre en échec la contre-révolution, mais de maintenir la stabilité et l’harmonie sociale à travers un appareil de répression redoutablement efficace et visant en priorité des groupes bien ciblés (paysans et ouvriers protestataires, minorités ethniques, intellectuels, journalistes et artistes).
Le régime est cependant en quête d’une « nouvelle légitimité » (chapitre 6). Il la trouve dans le pilotage d’une « croissance économique propre à satisfaire une partie grandissante de la population ». Tous n’en profitent pas également : les villes plus que les campagnes, les résidents et pas les migrants, avec un évident souci de se concilier les casses moyennes (entrepreneurs, cols blancs, propriétaires) et une minorité de super-riches. Un second pilier de cette légitimité réside dans le consensus nationaliste, au profit duquel est mobilisée toute l’histoire chinoise (Empereur jaune, Confucius), d’où l’importance des célébrations et commémorations ainsi que des grandes manifestations internationales (Jeux olympiques de 2008, Exposition universelle de Shanghai en 2010). Il s’exprime dans les relations internationales, au nationalisme d’État répondant un autre, de nature populaire. Néanmoins, la corruption, omniprésente, fragilise le système.
C’est pourquoi se pose « la question du modèle » (chapitre 6). L’idée s’est fait jour qu’un « consensus de Pékin « succéderait au « consensus de Washington », l’ouverture conduisant de façon nécessaire à « l’autoritarisme de marché » et le « capitalisme illibéral » aux réformes démocratiques sous l’effet de la libéralisation des échanges de biens, de services et de capitaux. Exemple de modernisation tardive, la Chine mène à bien une expérience sans précédent de développement. Pour autant, le modèle révèle ses limites : destruction de l’environnement (émissions de gaz à effet de serre, pénuries croissantes d’eau et de terre), creusement d’inégalités sociales de plus en plus mal tolérées, ambiguïtés de la politique envers les pays en voie de développement, généreuse en dépenses d’infrastructures, mais prédatrice, voire néo-colonialiste (Chinafrique), faiblesse du soft power.
Pour l’avenir, se dessinent « trois scenarios » possibles (chapitre 8). La panne de la croissance est possible (montée de l’inflation, vieillissement), mais peu probable à moyen terme. La possibilité d’une révolution l’est encore moins, en dépit des réactions protectionnistes des pays occidentaux, de la concurrence de nouvelles économies émergentes (Bengladesh, Vietnam), du surinvestissement ainsi que de la crainte des incidents de masse, que compense l’impuissance des intellectuels. En définitive, le scénario le plus crédible réside dans le maintien d’un régime combinant répression brutale et flexibilité, mais bénéficiant du soutien d’une majorité de Chinois. On l’aura compris, le livre de Marie-Claire Bergère conserve toute sa pertinence aujourd’hui encore.