Franciscains au Maroc : huit siècles de rencontres

Recension rédigée par François Besson


Au début de l’histoire des franciscains avec le Maghreb, le monde arabe s’étendait sur les deux rives de la Méditerranée. Mais l’Andalousie n’était plus, les Almohades avaient succédé aux Almoravides, les princes chrétiens étaient de retour. Dans cet empire arabe fragilisé, une certaine tolérance religieuse réciproque était pourtant respectée. Au treizième siècle apparut en Italie un nouveau groupe religieux avec à sa tête François d’Assise. Adepte de la pénitence et de la pauvreté, il prônait la nécessaire conversion à tous les hommes. Il rejoignit l’Égypte et six de ses frères furent dépêchés au Maroc. A l’esprit guerrier d’antan se substituait un esprit évangélisateur avec le risque de martyre. A Marrakech, ils se mirent à prêcher dans des rudiments d’arabe, justifiant leur foi mais critiquant le Prophète. Par deux fois, ils furent éloignés à Ceuta mais, par deux fois, ils revinrent à Marrakech et se remirent à prêcher, notamment un Vendredi. Très en colère, le Sultan ordonna leur décapitation. Sept ans plus tard, sept frères calabrais reprirent le chemin du Maroc pour arriver à Ceuta. Comme leurs prédécesseurs, ils entreprirent les mêmes actions, rencontrèrent l’hostilité du gouverneur qui les fit décapiter.

L’histoire des premiers martyres franciscains au Maroc ne nous amène-t-elle pas à une réflexion plus actuelle sur les relations entre chrétiens et musulmans ? En effet, il faut d’abord accueillir notre héritage. Nous aimerions certes entrer en relation avec l’Islam d’une manière pacifique et vierge de toute blessure du passé. Mais nous ne comprenons pas parfois d’être assimilés à des formes de croisés d’un nouveau genre. Depuis des siècles, les deux communautés vivaient tranquillement, se côtoyaient et voilà que de nouveaux venus entrent dans les mosquées et blasphèment ce qu’ils ont de plus cher. Notre incompréhension aujourd’hui fut celle des musulmans au treizième siècle. Ces martyrs étaient avant tout des évangélisateurs et cela va amener une nouvelle règle concernant les missionnaires et leur aptitude à être envoyés. Ils devront témoigner par leur vie et leur attitude. Témoigner, non pour convertir l’autre mais parce qu’il peut avoir besoin de la Parole divine. Les frères ont témoigné de leur foi jusqu’au don de leur vie mais sans avoir été compris. D’abord à cause de la méconnaissance de la langue, élément essentiel pour témoigner. Ensuite il fallait connaître la culture, le monde et enfin la psychologie de la conversion qui n’était pas celle des foules italiennes à qui s’adressait François d’Assise. L’histoire des frères avec le Maroc commence donc par un raté. Ils ont bien été des témoins mais sans avoir pu transmettre ou recevoir un message.

Le contexte géopolitique islamo chrétien va être marqué par l’implantation de places fortes portugaises le long du littoral marocain puis par l’expulsion par l’Espagne des maurisques, ces musulmans convertis au christianisme. La découverte du Nouveau Monde remit à l’honneur la doctrine missionnaire obligeant les ordres religieux à se renouveler. En 1630, trois nouveaux missionnaires, dont un certain Juan de Prado, se rendent à Marrakech afin de visiter des captifs chrétiens. Sommés par le Sultan d’avouer leurs convictions religieuses, ceux-ci professent leur aversion pour la loi coranique : Juan Pedro fut martyrisé et mourut. Un changement de Sultan fut bénéfique pour les deux autres frères qui purent fonder la Mission catholique franciscaine à Marrakech. Soutenue par l’Espagne, la mission va s’installer dans la durée. D’une grande modestie remarquée par les indigènes, les frères se donnaient totalement au soin spirituel des captifs dont ils partageaient le sort. Cette situation permit la création de quatre confréries et même d’un petit hôpital. Ayant appris l’arabe, les frères purent convertir une vingtaine de personnes et le pays entrant dans une période de pénurie, ils s’occupèrent spécialement des indigènes. Ce succès ne dura pas, le Sultan interdisant aux musulmans de venir discuter religion avec les missionnaires, fermant la porte dans les relations avec la population. Il leur interdit de visiter les autres prisonniers, leur demandant une somme exorbitante. La situation se détériora. La présence des missionnaires se terminera en 1672.

La présence des frères auprès des prisonniers répondait à leur demande spirituelle, la foi apparaissant comme seule source d’espérance. Cela demeure aujourd’hui. Pour pouvoir dialoguer, il faut réinventer un vocabulaire, comme un vivre ensemble, et cela demande du temps. Chassés de Marrakech, les frères finirent par être transférés à Meknès où étaient rassemblés tous les captifs devenus propriété personnelle du Sultan Moulay Ismail, une forte personnalité. C’est sous ce règne que les frères vont se réorganiser et finir par construire leur premier couvent puis un hôpital et une église. Grâce au père Diégo de los Angeles devenu l’ami du Sultan, des privilèges sont accordés aux franciscains permettant le rachat de nombreux captifs. Chargés du service humanitaire des captifs et de leur vie spirituelle, leur conduite exemplaire permit de nouer des relations amicales avec l’entourage du Sultan jusqu’en 1790 où le nouveau Sultan expulsa les franciscains. A cette date, il n’y avait plus de captifs. Une page était tournée.

L’action des frères nous interpelle aujourd’hui où le Maroc connait une vague migratoire en direction de l’Europe. L’expérience des frères du dix huitième siècle, en créant la confiance et une véritable amitié, nous encourage à privilégier l’homme et non appliquer une gestion de masse. En leur temps, ils ont joué un rôle de pont et de médiateur. Après une période troublée, les frères reviennent en 1859. Le père Lerchundi va marquer cette période comme linguiste en arabe mais aussi par sa passion pour la culture marocaine, ce qui va lui ouvrir les portes du palais du sultan. Il se consacra au développement du Maroc. Les pauvres furent sa priorité. Là aussi, on peut en tirer une manière de vivre la mission pour aujourd’hui. Ce père a dû ses succès à son amour de ce pays, de son peuple dont il était devenu un promoteur de son développement tout en préservant son identité.

Aujourd’hui, le Maroc se trouve confronté au choc de la modernité avec une certaine perplexité entre Occident et Orient musulman, entre matérialisme et retour aux traditions prophétiques. Pour le père, il faut aimer et croire en ce peuple pour qu’il construise son avenir propre. Les chrétiens sont appelés à une charité sans frontière qui respecte la foi musulmane. Il faut élargir notre compréhension de l’évangélisation qui ne doit pas rimer avec conversion. Le Père amène à aller vers l’autre en le respectant en tant que croyant sur un chemin différent. Le XXème siècle va voir le Maroc passer sous le régime du protectorat français et espagnol. Il demeure un état indépendant avec le sultan à sa tête mais un Résident général lui est associé : le premier fut le Maréchal Lyautey. Par le traité du protectorat, le pouvoir spirituel du sultan devait être respecté ainsi que l’exercice de la religion musulmane. Mais les missionnaires devaient également se consacrer aux populations européennes de plus en plus nombreuses et aux soldats. Avec le départ du Maréchal Lyautey et l’arrivée d’un nouveau vicaire, une approche en direction des berbères semble plus abordable. C’est dans ce contexte qu’arriva Charles-André Poissonnier tout à la fois prêtre, ermite et infirmier. Son projet constituait à réaliser un travail de pré-évangélisation chez les berbères avec, dans sa foi, une référence au père de Foucauld. Il s’installa aux environs de Marrakech mais tout ne fut pas simple. Il fut emporté par une épidémie de typhus en 1938. Le père a connu une « longue nuit de foi ». Il était venu pour préparer un peuple à la conversion et il découvrit que l’essentiel était de se livrer pour cette population sans savoir où cela le mènerait. C’est à une telle conversion que sa vie nous appelle encore aujourd’hui au contact de l’Islam et des musulmans.

Pour tout missionnaire, s’ouvrir à l’autre est louable mail il demeurera toujours un étranger appartenant à un autre monde. Cette solitude parait inséparable de la rencontre avec l’Islam. Pour un musulman, tout croyant se découvre seul devant Dieu, contribue à son propre salut et ne saurait accepter cette idée chrétienne que nous nous sauvons ensemble.

Le père se retrouve ensuite confronté à l’inefficacité de son action et rien n’avance du côté de Dieu : ses paroissiens demeurent musulmans. On espère toujours des résultats mais en oubliant d’agir par amour de Dieu et dans sa gratuité. Nous sommes contraints de passer au creuset de l’inutilité pour entrer dans une vraie gratuité, porche de la rencontre. Au départ, le père avait bien senti que son œuvre ne serait fructueuse que si elle unissait action et oraison. Vivre dans la personne du Christ, c’est par cette intégration spirituelle que le missionnaire devient capable de témoigner auprès de son frère d’islam.

Quel sens alors donner à la vie du missionnaire immergé en terre d’Islam ? Dieu l’aime et il lui faut garder confiance. De notre présence au Maroc, deux mots forts en ressortent : gratuité et communion. Appelés à rencontrer un Islam, il nous faut accepter de revoir notre univers théologique. S’ouvrir à l’autre consiste à prendre le risque de renaître à nouveau. Ainsi, le frère musulman se révèle un frère dont nous avons intimement besoin pour retrouver le cœur de la vocation à la ressemblance de Dieu. Dans sa voie vers l’indépendance, l’Islam parait comme rempart de la protection de l’identité marocaine et il est demandé l’interdiction de toute propagande à caractère évangélisateur parmi la population musulmane. Des perspectives nouvelles s’ouvrent alors suivant les idées du père Jean-Mohamed Abd El-Jalil, qui va s’avérer un passeur. Jeune de l’université Qarawiyin de Fez, ayant obtenu une bourse de la Résidence, il poursuit ses études en France à l’Institut Catholique. Après trois ans de réflexions et de rencontres, à Noël 1927, il demande le baptême sous le nouveau nom de « Jean-Mohamed » pour signifier sa double fidélité. Ce n’est pas un revirement, c’est un cheminement. Mais, peut-on être passeur sans être un exilé ? Il enseigna, écrivit et donna des conférences. Il voulait faire connaître l’Islam du dedans mais il voulait aussi rappeler aux chrétiens leur mission de dialogue et de compréhension de l’autre. Il eut des moments difficiles à supporter qui influèrent sur sa santé. Dans la ligne de ce qu’enseigne le mystère rédempteur du Christ, il accomplissait aussi dans sa chair l’esprit de ce qu’il avait créé : une chaîne de prières pour les musulmans. Il donna ce conseil à un frère: «  Si vous voulez vous donner vraiment à ce travail, attendez-vous à rencontrer la croix et priez beaucoup ».

L’auteur justifie la présence de ce père dans cet ouvrage pour trois raisons :

1-      Il est toujours resté très attaché au Maroc

2-      Il est devenu un modèle pour les franciscains car il connaissait les deux héritages à partir de l’intérieur

3-      Il marque comme en filigrane la relation des franciscains avec le pays.

Le père a toujours voulu incarner le dialogue dans son existence. Comprendre ce que l’autre attend de nous et nous y conformer ne déroge en rien à l’Evangile. Cette manière de dialoguer implique trois niveaux: Sur le fond, nous allons vers des frères dans l’humanité et dans le monothéisme. Résistons à la tentation de nous sentir supérieurs du fait de la vérité et de la  responsabilité que sont les nôtres à leur endroit. Le chrétien ne saurait être en accord avec sa foi en se positionnant contre l’autre. La rencontre apparaît comme un stimulant pour notre foi en repensant notre témoignage de chrétiens devant l’Islam et en redécouvrant la transcendance divine et la centralité de Dieu. Au cœur du dialogue doit s’opérer le témoignage vital de l’être chrétien. Il s’agit de laisser l’Islam s’incarner en nous dans le cadre d’un compagnonnage avec les musulmans.

En revanche, en matière de transcendance, de présence trinitaire, points de frictions traditionnelles et d’incompréhensions, il nous faudrait être de véritables témoins conduisant le musulman à la découverte des profondeurs du christianisme.

Pour le père Jean-Mohamed el Jalil, la croix devient le lieu de révélation définitive de l’amour et de notre identité. Le chrétien doit comprendre que tous les baptisés ont une mission de suppléance et d’assomption, notamment vis-à-vis des musulmans. Pour nos frères d’Islam, la prise sur soi, comme le Christ, nous invite «  à porter sa croix chaque jour et à le suivre ». Le père Jean-Mohamed Abd el Jalil, c’est un destin unique qui s’offre à nous pour être vécu. C’est un appel à entrer dans le mystère de l’autre et à en faire le cœur de notre chemin vers Dieu.

Au lendemain de l’indépendance, de nombreux Français partirent et dans les années 1990 l’arrivée d’étudiants africains entraîna une réorientation de l’église, prenant en compte dès 2013 l’arrivée des migrants subsahariens cherchant à gagner l’Europe. Avec la conférence des évêques de l’Afrique du Nord et les rencontres du Pape avec le sultan du Maroc, l’église était confortée dans la perspective plus large de la rencontre des religions.

Un autre frère, le père Antonio Peteiro Freire, va se faire remarquer par ses actions pour les pauvres. D’abord en Espagne puis à Tanger où le Pape le nomma archevêque en 1983. Il s’y investit profondément dans le dialogue interreligieux. Malade, il dut renoncer à sa charge épiscopale en 2005 et mourut cinq ans plus tard. En fait, l’originalité du père est qu’il n’est plus l’éclaireur ni le passeur mais il est celui qui accompagne une église diocésaine dans sa mission nouvelle. Pour le père, sa mission au Maroc c’est une présence qui se doit d’être simple, fraternelle, serviable mais aussi gratuite. Cette présence doit rendre présent Jésus et son Église dans le monde musulman.

Face à la montée de l’Islam dans le monde, l’Église est au service du dialogue islamo-chrétien. Au Maghreb, minoritaire, amicale et humble, elle est un laboratoire de rencontre. Pour permettre un dialogue fécond, il ne faut pas prétendre qu’une religion détienne la vérité, ni classer Dieu dans une religion déterminée. Il faut nous présenter avec toute notre foi chrétienne et en demandant que les droits de l’homme, et notamment la liberté de conscience soient respectés. La réciprocité dans le dialogue islamo-chrétien est nécessaire. Il faudra de la patience, du discernement pour amener à une émulation réciproque et à une commune conversion. En restant fidèle à l’Incarnation qui est le cœur de notre foi, l’auteur, en guise de conclusion, pense à une autre approche pour écouter la Parole de Dieu. Héritiers de ces frères, il faut laisser trois mystères évangéliques nous parler de la rencontre avec nos frères d’Islam.

1.      La Visitation ou la rencontre sur les cimes : la Visitation, mystère des cimes de notre vie spirituelle et de nos rencontres, crée une mystérieuse communion entre chrétiens et musulmans. Nous avons besoin de l’autre pour « élargir notre Eucharistie ». Dieu nous appelle à cette rencontre.

2.      La Présentation au Temple ou la responsabilité au quotidien : la vie des missionnaires au Maroc nous amène à un autre mystère, celui de la Présentation au Temple de Jésus par Marie. Dieu a besoin des hommes pour qu’ils Lui portent Son Fils et c’est ainsi qu’ils se retrouvent mystérieusement au cœur du mystère trinitaire. Nous savons que l’Islam est traversé par Dieu et qu’il porte Dieu. Le Christ est à l’œuvre dans tout homme. Cela nous amène à une mission particulière vis-à-vis des musulmans au nom de ce Christ mystérieux qu’ils portent en eux. Porter l’Islam et l’accompagner dans sa rencontre avec la Modernité, se tenir à ses côtés pour l’aider à trouver les mots qui disent son expérience spirituelle dans un langage d’aujourd’hui. Cela est le reflet des demandes réelles de nos frères d’Islam. L’auteur demande s’il est plus déraisonnable de nous croire appeler à porter l’Islam sur son chemin que de croire que Dieu s’est remis dans les mains d’une femme pour Le porter au Temple.

3.      La Transfiguration ou le temps du refus traversé dans la foi : tout débute par la vision du Christ dans sa gloire.Le doute pour les musulmans est de savoir pourquoi celui qui est Tout peut se mettre à trembler et à pleurer ? Pourquoi faut-il qu’ils nient cette divinité du Christ, pourquoi cette falaise barrant nos rencontres ? C’est un mystère difficile à comprendre pour le chrétien vivant en lien avec l’Islam. 

Trois mystères au service d’une présence : l’eucharistie que nous célébrons devient le lieu où résonnent en écho nos prières, nos actions de grâce et celles de nos frères, pour les offrir sur l’autel et laisser le Christ les accomplir.

C’est enfin le lieu où nous nous offrons avec le Christ dans une finalité que Lui seul peut donner et qui vient à la rencontre du « non » de l’autre.

Et l’auteur de conclure que c’est là un mystère à la recherche d’un Dieu qui nous invite à Le suivre sur le chemin de l’autre par ces paroles de feu :

« Si tu savais le don de Dieu…. »