La publicité en Chine : espaces et pouvoirs, 1905-1949

Recension rédigée par Dominique Barjot


Cécile Armand est aujourd’hui chercheuse post-doctorante à l’ENS de Lyon. Ses travaux traitent de l’histoire de la publicité en Chine moderne, des élites chinoises éduquées aux États-Unis, des relations sino-américaines et des méthodes computationnelles appliquées à l’histoire. De sa thèse de doctorat soutenue le 27 juin 2017 à l’ENS de Lyon sous la direction de Christian Henriot, elle a tiré un ouvrage beaucoup plus ramassé et pourvu d’une iconographie bien choisie. L’on appréciera notamment la maîtrise cartographique de l’auteur, sa bibliographie à la fois riche et pertinente ainsi qu’un utile glossaire des termes chinois.

Dans cet ouvrage, elle montre bien comment dans les années 1930, la publicité est devenue un véritable enjeu de politique publique. Derrière son apparente neutralité, la publicité est un objet éminemment politique. Elle ne l’est pas seulement lorsqu’elle est utilisée par les entreprises et les organisations nationalistes pour assurer la promotion des produits nationaux et façonner le comportement des citoyens consommateurs. En fait, la publicité est politique sous la République, parce qu’elle redéfinit les frontières de l’espace public et influe sur l’élaboration des politiques urbaines. S’appuyant sur les travaux du philosophe Henri Lefebvre, Cécile Armand met en évidence la nature construite et conflictuelle de l’espace social. Son livre s’inscrit ainsi dans la continuité du « tournant spatial » (Social Turn) des sciences sociales de 1990. Il est donc logique que pour mener à bien son étude, Cécile Armand ait fait le choix de centrer son étude sur Shanghai, premier centre industriel et financier du pays. Cette métropole s’est imposée rapidement comme la capitale publicitaire du pays, grâce à sa situation portuaire stratégique, son poids démographique et sa structure sociale diversifiée, mais aussi au cadre protecteur des concessions.

L’ouvrage s’articule en quatre parties. La première (« Cultiver son milieu », p. 13-87) replace dans son contexte l’essor concomitant de la publicité de presse et de la publicité extérieure, en combinant analyses statistiques et systèmes d’informations géographiques. Elle démontre ainsi que la publicité extérieure impacte de plus en plus sur l’espace public, poussant ainsi les autorités à intervenir. La deuxième « Embellir et protéger » (p. 87-142) s’intéresse aux publicités qui portent atteinte à l’apparence des rues et à l’intégrité physique ou morale des citadins. Il s’ensuit des débats rigoureux autour de la sécurité publique émanant des administrations publiques et de la société civile.

La troisième partie « Équiper sans encombrer » (p. 143-175) étudie les problèmes de circulation que posent différentes formes de publicités encombrantes dans les rues étroites et bondées de Shanghai, dans un contexte où, notamment sous la pression des administrations étrangères, prévalent les principes de la mobilité moderne guidée par la vitesse, la rentabilité et la sécurité. La dernière partie « Réinventer la vie nocturne » (p. 177-220), montre comment la publicité lumineuse a transformé en profondeur la vie nocturne dans les villes chinoises. Telle est le cas de la révolution lumineuse du néon : quoique très concurrentielle et mal organisée professionnellement, l’industrie du néon résiste assez bien à la dépression des années 1930 et au blackout instauré pendant la guerre sino-japonaise (1937-1945) qui l’affectent durement sans pour autant l’anéantir.

Bénéficiant d’un très solide appareil critique, l’ouvrage déborde sur des conclusions convaincantes (p. 221-226) :

1.      L’ouvrage a fait le choix, plutôt novateur, d’appréhender ensemble histoire urbaine et histoire des médias.

2. Pour se démarquer dans un environnement de plus en plus saturé, les publicités s’élèvent en s’illuminant dans les rues. En s’étendant dans l’espace, la publicité repousse à son profit la frontière entre sphère publique et informative, et sphère publique et commerciale. Ainsi dans les journaux comme dans les rues, l’espace s’impose comme l’unité de base pour fixer la valeur des publicités.

3.      Shanghai au temps des concessions offre un terrain idéal pour comparer les différentes politiques publiques mises en œuvre pour maîtriser le développement de la publicité urbaine : ainsi les autorités de la concession internationale (Shanghai Municipal Council) apparaissent plus ouvertes à discuter avec les publicitaires et les résidents que les autorités chinoises et françaises.

4. Cette histoire de la publicité, à la fois spatiale et politique, apporte un éclairage neuf et complémentaire à « l’âge d’or » de l’économie républicaine, sur le dynamisme d’une société urbaine cosmopolite, la fluidité des échanges et l’hybridation des cultures dans les ports ouverts. L’on constate que les transferts de technologie et managériaux, de savoirs et de savoir-faire, n’ont pas lieu qu’entre la Chine et le monde « occidental », mais aussi Hong Kong et, surtout, Tokyo.

 

5. Il est possible de dégager une chronologie de l’émergence d’un nouveau modèle économique de presse commerciale mais aussi d’affichage qui persiste jusqu’à la révolution communiste. Deux périodes charnière s’imposent : la Première Guerre mondiale, point de départ des agences professionnelles, qui prolifèrent dans les années 1920, et la guerre sino-japonaise puis la guerre civile qui imposent des contraintes nouvelles fortes mais poussent à l’invention.