Indispensables et indésirables : les travailleurs coloniaux de la Grande Guerre

Recension rédigée par Jacques Frémeaux


Laurent Dornel livre ici un travail de qualité, organisé selon un plan particulièrement accessible, en huit chapitres consacrés chacun à un thème précis.

L’auteur part de l’appréciation faite par les autorités du « merveilleux réservoir d’hommes » constitué par les colonies avant 1914 pour arriver aux conditions du retour des travailleurs après 1918, en passant par la composition ethnique, l’organisation administrative, les efforts pour distraire et éduquer en même temps que surveiller, mais aussi les cas d’insubordination et les relations avec les femmes françaises. L’ouvrage représente à la fois la synthèse de nombreux travaux menés séparément à propos de l’apport de main d’œuvre fourni par les différentes populations de l’Empire français (mais aussi celles de la Chine) et un effort pour les prolonger et les compléter à travers une très vaste documentation archivistique. On regrettera la méthode qui consiste à n’indiquer la bibliographie récente que dans des notes, elles-mêmes situées non en bas de page, mais regroupées par chapitres à la fin de l’ouvrage, ce qui rend la consultation difficile, à l’opposé de celle des ouvrages contemporains du conflit. On regrettera aussi l’absence d’un index.

Le titre résume très éloquemment le propos : montrer à la fois l’insistance avec laquelle les autorités françaises ont tenu à recruter, généralement par contrats, un nombre important de travailleurs issus de l’outre-mer. Ceux-ci auraient représenté environ 200 000 hommes, dont 45 % de Nord-Africains, 28 % d’Indochinois et 22 % de Chinois, au total peut-être 4 % de l’ensemble de la main d’œuvre employée en France, et 8 % dans le secteur de l’armement. L’auteur étudie en même temps l’ensemble des moyens employés pour assurer le contrôle des travailleurs, éviter de les voir se disperser à travers la France et organiser leur retour dans leurs pays d’origine dès la fin des hostilités. Il montre combien ces démarches sont largement influencées par les structures coloniales françaises, notamment par l’influence du statut de l’indigénat et le détachement en métropole de fonctionnaires coloniaux, notamment les officiers d’affaires indigènes à la tête des BAI (bureaux des affaires indigènes).

L’auteur souligne que ce recours ne fut utilisé qu’avec prudence. Le travail insiste sur le fait que l’implantation en France de populations non-européennes et les répercussions politiques à court et à long terme que pouvait entraîner leur expérience de la métropole entrèrent largement en considération dans leur renvoi dans leurs pays au retour de la paix. De ce point de vue, les relations avec les femmes françaises paraissent avoir particulièrement éveillé l’inquiétude des autorités, même si l’expression de « grande peur » qui sert de titre au chapitre correspondant paraît excessive, le phénomène ayant eu une dimension très limitée. L’auteur ne développe pas l’argument, largement défendu par les responsables des colonies (notamment Joost Van Vollenhoven, gouverneur de l’AOF, mais aussi par les colons algériens) qu’il paraissait indispensable de ne pas diminuer les ressources humaines des colonies, nécessaires à la production et déjà ponctionnées par la mobilisation. Le caractère encore limité de cette ressource contribuerait à expliquer, en-dehors de toute hypothèse ethnique, le choix d’un appel prioritaire à de la main-d’œuvre originaire d’Europe (Italie, Pologne), devenue disponible après 1920.

Il est naturellement impossible de ne pas voir dans cette présence relativement importante d’éléments extra-européens le prélude à l’immigration massive de populations d’outre-mer en France et notamment de populations maghrébines, plus précisément algériennes. Il n’est pas non plus illégitime d’y chercher les prémices des controverses actuelles sur l’immigration. Il convient cependant de noter que l’ensemble des contrôles mis au point dans la période étudiée relèvent de l’état de guerre et s’inscrivent dans un ensemble répressif qui ne touche pas moins les Français autochtones que les immigrés. Il faut observer également que, aussi discriminatoire, voire racisante qu’apparaisse cette situation, elle n’a pas empêché la forte immigration qui s’est fortement développée par la suite. Dès la fin des années 1920, notamment, l’immigration nord-africaine atteignait et sans doute dépassait les chiffres de la Grande Guerre, et, après l’interruption des années 1940, elle devait continuer à croitre, en s’étendant des travailleurs exclusivement masculins aux familles. Ceci amène à s’interroger sur le poids réel de l’idéologie qu’on pourrait dire anti-immigrationniste, par rapport aux courants de fond, nés à la fois des besoins de l’économie et des aspirations des peuples d’outre-mer. N’est-elle pas l’arbre qui cache la forêt : une immigration devenue massive qui change la France et les Français ?

Au total, cet ouvrage donne un point de départ indispensable à l’histoire de l’immigration de travailleurs outre-mer en France. Il ne faudrait pas, cependant, confondre les apports divers qui constituent la réalité vivante d’aujourd’hui aux conditions des débuts, éloignés, réduits et timides. Nous sommes séparés de la période de la Grande Guerre par un siècle qui a introduit nombre d’éléments nouveaux (indépendance des pays d’origine, influence des cultures extra-européennes…) dont on ne saurait faire abstraction et qui doivent naturellement s’imposer dans toutes les analyses des phénomènes récents. Nous sommes convaincus que Laurent Dornel saura prolonger son étude en fonction de ces considérations pour la conduire aux années présentes ou inciter ses futurs étudiants à effectuer ce travail.