La malédiction de la muscade : une contre-histoire de la modernité

Recension rédigée par Christian Lochon


Le grand écrivain indien nous avait divertis en 1992 en publiant Un Infidèle en Égypte (Paris Le Seuil) où il commentait avec humour les tribulations de sa visite sur les bords du Nil avec des interlocuteurs horrifiés de son adhésion à une religion qu’ils considéraient réprouvée par le Coran. Dans ce nouvel ouvrage, Amitav est beaucoup plus caustique et alarmant sur l’état du monde, confronté à un futur désastre dû à des siècles d’exploitation coloniale, de violence religieuse que l’auteur connut en Inde dans son enfance (p.19) et du changement climatique menaçant. Ses pérégrinations de l’Amérique septentrionale, où il vit, à l’Indonésie qu’il visite à l’occasion de la rédaction de ce livre, sont l’occasion d’évoquer ses lectures nombreuses et originales.

Le récit commence dans un village de l’archipel des Banda en Indonésie, le 21 avril 1621, lorsqu’une lampe se renverse dans le quartier général d’une force d’occupation hollandaise. Les officiers prennent peur et tirent vers le village environnant. Leur commandant décide d’exterminer les habitants d’autant plus que l’île possède des plantations de noix muscade dont l’exportation vers l’Europe rapporte des sommes colossales (p.20). Plus de 90% de la population de l’archipel est donc capturée ou réduite en esclavage (p.52). L’âge d’or hollandais vient justement des bénéfices réalisés par le commerce des épices (p.50). En 1949, cette partie des Moluques, en majorité chrétienne refusa d’être intégrée à l’Indonésie musulmane. Elle le fut néanmoins de force, désormais souvent en révolte comme de 1999 à 2005. Les Moluques du Sud restèrent interdites aux visiteurs jusqu’en 2015. L’auteur put s’y rendre en 2016 (p.58).

Passant aux Amériques, M. Ghosh montre que le potentiel d’écosystème américain avait été mis en valeur par les Amérindiens d’une manière totalement différente de celle des Européens, qui voulurent faire de cette terre « sauvage » une reproduction de l’Europe (p.76). Les maladies nouvellement introduites par eux décimèrent les Amérindiens (p.70). Le massacre des bisons élimina une source primaire de nourriture (p.81). Néanmoins, sans le pillage des Amériques, il n’y aurait pas eu de capitalisme ni de révolution industrielle (p.134). Un accord imposé à l’Arabie Saoudite puis aux autres producteurs arabes, sous-tendit l’économie des États-Unis de façon décisive par Washington qui imposa l’utilisation du dollar pour l’achat de pétrole (p.123).

Sur ces deux continents, les colons transformèrent d’immenses régions de la Terre en néo-Europes (p.95). La silenciation d’une grande partie de l’humanité par les colonisateurs européens et celle menée contre la Nature ne peuvent être disjointes (p.214). Le colonialisme profane violemment les montagnes sacrées des peuples de la forêt et taxe de superstitions leurs croyances et leurs rituels (p.222). Les Anglais payèrent leur thé de Chine ave l’opium cultivé en Inde (p.106), où comme ailleurs, le colonialisme avait été, avant tout, une appropriation de la terre (p.263). La Chine au Sinkiang, l’Indonésie en Papouasie, l’Inde au Cachemire pratiquent encore aujourd’hui une colonisation de peuplement (p.190).

Les combustibles fossiles renforcèrent les structures du pouvoir au XIXe siècle à la place des autres sources d’énergie issues du soleil, de l’air, de l’eau, porteurs d’un immense potentiel émancipateur (p.118). Ce n’est qu’au XIXe siècle que les Européens commencèrent à quitter leur continent par dizaines de millions pour s’installer sur d’autres continents (p.202). Les Bangladais réfugiés en Europe aujourd’hui, alors que leur pays n’est pas en guerre et que leur économie n’est pas en difficulté, sont des réfugiés climatiques (p.175). Le changement climatique est un des aspects de la très vaste crise planétaire (p.179). Mais, depuis deux ou trois décennies, les non-Occidentaux mettent en œuvre des politiques économiques extractivistes à forte intensité de carbone (p.221) et les responsables militaires des grandes puissances masquent les changements climatiques en défendant l’économie fossile, les systèmes d’extraction, de production et de consommation qu’elles soutiennent (p.145). La planification militaire ne protège pas l’environnement mais augmente le réchauffement climatique par les luttes pour l’eau, le terrorisme, le déplacement des populations (p.146). Les émissions de gaz à effet de serre liées aux activités militaires ne sont jamais mentionnées dans les négociations internationales sur le climat depuis le protocole de Kyoto de 1967 (p.167). Une transition énergétique entraînera une transition géopolitique et les pays anglo-saxons, les puissances du Golfe devront s’adapter à des conditions qui affaibliront leur puissance (p.149).

Amitav, en bon Hindou, trouve qu’il est de plus en plus difficile de croire que la planète est un corps inerte qui n’existe que pour approvisionner les humains en ressources (p.96). Contrairement à la modernité officielle, les hommes ne sont pas les seuls à être dotés d’une âme (p.100). Les êtres, forces et entités autres qu’humaines, artificielles ou terrestres, pourraient poursuivre leurs propres objectifs dont les humains ne savent rien (p.194). Les scientifiques admettent eux aussi que les arbres sont capables de communiquer entre eux, de s’avertir en temps de pestilence et de maladie (p.223). Certains animaux parcourent de longues distances et semblent manifester un attachement à des lieux particuliers (p.229). L’élan vitaliste est intense dans les mouvements de résistance amérindiens qui prônent une parenté autre qu’humaine comprenant les rivières, les montagnes, les animaux et les esprits de la terre (p.269). Kopenawa, leader au Brésil des Indiens Yanomanis, a contesté aux Blancs le fait qu’ils pensent que la forêt amazonienne est morte et posée là sans raison (p235). Face à une violence apocalyptique, il nous convainc que les non-humains peuvent et doivent parler. Le sort des humains en dépend ! En Inde, le système des castes marginalise les personnes dont la vie est la plus étroitement liée aux sols, aux rivières, aux forêts (p.261). A l’opposée, ces dernières années, des écologistes chinois ont invoqué le caractère sacré des terres (p.276).

Il est évident que le capitalisme extractiviste est à bout de souffle. Il existe un risque très élevé que nous mettions fin à notre civilisation (p.274). La fin de la domination géopolitique absolue de l’Occident se profile aujourd’hui, ajoutant une dimension supplémentaire d’incertitude à la crise planétaire (p.138). Les scientifiques qui considèrent la faculté à coopérer comme un avantage évolutif crucial, devraient le faire savoir en toute urgence (p.199).

Le lecteur appréciera la diversité des sources utilisées par l’auteur, dont les 606 notes renvoient à 311 ouvrages ou articles.