La malédiction de la muscade : une contre-histoire de la modernité

Recension rédigée par Nathalie Cassou-Geay


Rédigé durant la pandémie de la Covid-19 et les manifestations du mouvement Black Lives Matter, ce nouvel essai de l’auteur indien Amitav Ghosh est un écrit brillant sur l’urgence climatique et ses liens avec les bouleversements socioéconomiques provoqués par le colonialisme. Après Le Grand Dérangement : d’autres récits à l’ère de la crise climatique(Marseille, Wildproject, 2021), dans lequel il avait abordé l’incompatibilité du réchauffement climatique actuel avec les cadres narratifs de la littérature, il revient ici sur les mêmes thèmes, mais sous un angle de vue différent.

C’est aux îles Banda, minuscules points à peine représentés sur un planisphère, à l’est de l’Indonésie, que commence cette « contre-histoire de la modernité ». Riches d’une épice appelée noix de muscade, les îles Banda subiront, au XVIIe, les assauts de la Compagnie des Indes orientales, avides d’exploiter et d’obtenir le monopole de cette épice, jusqu’à commettre l’irréparable : le génocide des Bandanais. Ainsi se rejoignent, pour la première fois, la rapacité économique, l’idée d’une suprématie de certains êtres humains sur d’autres, et la Terre considérée comme une ressource inanimée vouée à être conquise et commercialisée.

Mais loin de s’arrêter à ces conclusions, par ailleurs moult fois énoncées, A. Ghosh développe son propos, fondé sur une documentation et des références importantes, pour dépasser les cadres de pensée habituels. Il reprend ainsi sa thématique des « entités non humaines » - agents pathogènes, rivières, volcans, animaux - et leur importance plus que jamais prégnante ; il fait ainsi vaciller le mythe de la modernité : les humains ne se sont pas triomphalement émancipés de leur dépendance matérielle à l’égard de la planète, au contraire, ils y sont plus que jamais soumis (pétrole, charbon, gaz naturel) (p. 30).

L’histoire des Bandanais n’est pas unique : à la même époque, de l’autre côté du monde, les Péquots, tribu algonquienne de l’actuelle Connecticut, étaient décimés par les colons anglais. Amitav Ghosh développe sa réflexion en faisant appel à l’histoire, à la théologie, à la philosophie : légitimés par les écrits de Sir Francis Bacon, les Européens chrétiens étaient convaincus d’avoir le droit de mettre fin à l’existence de certains peuples, d’envahir des pays « dégénérés ou qui violent les lois de la nature et des nations » (pp. 36-37), « L’horreur propre à l’histoire des Bandanais réside en grande partie dans le fait que le pivot du récit de l’élimination de ce peuple hors de leur territoire est un arbre » (p. 41).

L’élimination d’un peuple ne se fait pas seulement par sa disparition physique : il s’agit aussi, pour les colons, de détruire la culture, la langue, les mythes, les légendes orales (p. 42). Que cela soit dans l’archipel indonésien ou en Amérique du Nord, la vie spirituelle des natifs est intimement liée à des paysages spécifiques ; faire disparaître, modifier (les cours des rivières par des barrages), changer le nom des lieux, participent à l’effacement d’une culture, tout en affirmant l’utilité matérielle des ressources, aux dépens d’une utilité spirituelle.

Selon Ghosh, ces « guerres de terraformation » (p. 59), ces « guerres biopolitiques », d’une violence extrême et n’épargnant ni les femmes, ni les enfants, permettent aux colons de se délester d’un sentiment de culpabilité et/ou de cruauté : arguant qu’elles sont « naturelles » – en opposition à militaire –, ils y trouvent une justification à leur inaction.

Or ce monde-comme-ressource, pressuré, semble se défendre (p. 87) : contrant les velléités de la VOC, les ouvriers sont tombés malades et les muscadiers et girofliers se sont mis à pousser partout, provoquant la chute du cours et, in fine, la faillite de la Compagnie. Se peut-il que, davantage qu’un épuisement des ressources, nous n’assistions à un épuisement des sens ? À ce titre, le dérèglement climatique pourrait-il être interprété comme une riposte de Gaïa ? (p. 96).

Cette question amène à s’opposer au plus puissant tabou de la modernité officielle : car celle-ci se fonde sur la domination, la guerre contre le vitalisme, la guerre contre les « sauvages » et les « primitifs » qui croient en l’existence d’entités terrestres échappant à la perception humaine. Elle amène également à remettre en cause les fondations du capitalisme tel qu’il est pratiqué aujourd’hui : le pouvoir aux mains d’une classe dirigeante assujettissant la majorité, l’esclavagisme comme pilier, un pouvoir militaire qui fracture encore plus la société…

Limpide, érudit, fortement référencé (avec pas moins de 60 pages de notes et bibliographies), l’ouvrage d’Amitav Ghosh est d’une rare profondeur et propose une approche originale du changement climatique. À travers l’histoire des îles Banda, à laquelle l’auteur revient régulièrement, La Malédiction de la muscade montre que « chaque manifestation vient affirmer que la crise planétaire s’enracine dans le passé et que l’on ne peut la comprendre sans s’y référer. » (p. 217).

Cette démonstration implacable, cette « parabole d’une planète en crise », prouve s’il en est besoin, la nécessité absolue de « se battre pour une justice climatique, qui est à la base d’un monde plus équitable. » (Interview de l’auteur, 12 août 2024).

L’ouvrage d’Amitav Ghosh - qui s’affirme ici comme l’un des penseurs majeurs de l’écologie - est non seulement incontournable mais également nécessaire pour réfléchir et trouver des solutions aux crises actuelles du monde.