La dialectique de l’appartenance et de la distanciation. Un exemple paradigmatique ...

Recension rédigée par Cécile de Rouville


Le « cousinage à plaisanterie » (ou « parenté à plaisanterie ») est une pratique sociale courante en Afrique de l’Ouest et Afrique centrale qui autorise, voire oblige, des membres d’une même famille ou de deux familles différentes, certaines ethnies ou les habitants de deux localités différentes à se moquer ou s’insulter et ce, sans que cela entraîne colère, frustration ou rancune.

Au sein d’une même famille, les « cousins » (ou « parents ») à plaisanterie d’une personne sont par exemple, selon les ethnies, les enfants de son oncle maternel ou ceux de sa tante paternelle. Le « cousinage à plaisanterie » se pratique également entre ethnies (par exemple entre les Diolas, les Peuls et les Sérères au Sénégal), entre localités (les habitants du Baol et ceux du Saloum au Sénégal…), entre patronymes (les personnes ayant comme nom de famille Ndiaye et Diop…). Cet humour crée entre ces personnes l’équilibre, la paix sociale, la tolérance, la solidarité et la courtoisie. Il permet de gérer beaucoup de conflits dans la société. Il se pratique dans tous les lieux, à tous les moments et sans limite d’âge.

Ces affrontements verbaux sont analysés par les anthropologues comme des moyens de décrispation, de cohésion et de réconciliation sociale. Dans la famille, cette façon de vivre appelle à la tolérance réciproque. Entre communautés, c’est une sorte de pacte de non-agression créant la paix entre elles. Le « cousinage à plaisanterie » est ainsi un outil de réconciliation et de pacification qui favorise la cohésion et la stabilité des familles, des groupes ethniques et des communautés.

Dans la vie quotidienne le « cousinage à plaisanterie » se caractérise, comme l’écrit Salifou Boubé, par « des obligations pratiques qui régissent le contact entre cousins plaisants au rang desquels nous pouvons noter le jeu (…). En effet, la rencontre entre cousins constitue pour chacun l’occasion de s’affirmer. Et dans cette affirmation, chacun exalte son identité et critique l’identité adverse. Par les critiques, chacun fait la satire de la différence de l’autre. A travers cette satire, une taquinerie et une émulation s’installent dans le langage des deux cousins plaisants ». Et souvent « les « cousins plaisants » peuvent se livrer à une démonstration de force. Mais celle-ci s’exerce de façon souple et plaisante ». Ainsi cette plaisanterie d’un Bozo (population de pêcheurs) envers un Peul (éleveurs de bétail) : « Sa mère est morte, il n’a pas pleuré ; son père est mort, il n’a pas pleuré ; quand il a perdu un tout petit veau, il a crié : yoooyooo, je suis foutu. Et le village et la brousse sont détruits ! ».

Dans cet ouvrage Salifou Boubé (1), philosophe et politiste de formation, fait dialoguer la philosophie et les sciences humaines, notamment l’anthropologie, la psychologie et la politique. Il questionne certains paradigmes philosophiques et politiques et contribue ainsi au renouvellement conceptuel de la pensée philosophique.

L’ouvrage s’organise en trois parties. Dans la première, l’auteur aborde le débat théorique de la dialectique de l’appartenance et de la distanciation. Dans la deuxième partie, essentiellement anthropologique, il présente le « cousinage à plaisanterie » en se basant sur les écrits de Marcel Mauss, de Marcel Griaule et d’auteurs contemporains comme Marie-Aude Fouéré. Il introduit aussi la question de la distanciation et de l’appartenance au sein du cousinage. Il montre que le cousinage est tiraillé entre appartenir et s’exiler hors de son identité. Dans la troisième partie, l’auteur questionne le fondement même du « cousinage à plaisanterie » en effectuant un croisement avec la pensée de Paul Ricoeur.

Cet ouvrage met ainsi en relief une forme de sociabilité séculaire en Afrique et explore les voies d’un vivre ensemble, dans une Afrique contemporaine où se délitent les liens sociaux comme jamais par le passé.

 

(1) Salifou Boubé est enseignant à l’Ecole Politique de Paris (EPA) et au Département de Philosophie, Culture et Communication de l’Université Abdou Moumouni de Niamey (Niger). Il est aussi chercheur boursier à l’Université du Piémont Oriental en Italie.