La diplomatie culturelle et religieuse : paix et dialogue au Moyen-Orient

Recension rédigée par Christian Lochon


Le Pr Salim Daccache, recteur de l’université Saint-Joseph de Beyrouth, reconnaît dans sa préface que l’espace religieux, longtemps considéré comme un composant du culturel, est devenu un élément diplomatique à part. Ainsi au Liban, un programme académique est élaboré par la France pour accueillir des représentants du clergé (p. 6). Une nouvelle diplomatie doit impliquer une meilleure connaissance des réalités religieuses afin de trouver des espaces communs d’entente (p. 7). Dans cet esprit, le Pr Badaoui a choisi des auteurs issus de différentes cultures et religions - cinq Libanais, deux Français, une Jordanienne, un Irakien, un Koweitien, un Tunisien (p. 217) - pour explorer les dimensions multiformes de la diplomatie culturelle et religieuse (p. 10). L’implication religieuse dans les processus de paix est apparue avec les accords d’Abraham (p. 17). Les aspects clés de la diplomatie religieuse sont les dialogues religieux et interreligieux, la liberté religieuse, la résolution des conflits, l’aide humanitaire (p. 18), la préservation du patrimoine (p. 20).

Trois instruments de dialogue sont retenus. R. Chkoundali assure, en prenant les exemples des pays européens (p. 104), que le dialogue social est un mécanisme fondamental pour atténuer les crises, car il inclut la participation de la société civile dans la prise de décision (p. 97). Il nécessite des institutions robustes, une culture de collaboration, un engagement sincère de toutes les parties (p. 99) et la réforme de la fonction publique (p. 102). Pour Renee Hattar, l’usage de la musique a été promu par l’Unesco et la Fondation Anna Lindh dans le cadre de la diplomatie culturelle, parce qu’elle promeut les valeurs de la paix à travers les paroles de chansons (p. 138). Le Moyen-Orient a une riche histoire de musique religieuse, traditionnelle, soufie ou populaire, et la langue arabe unifie des peuples de différentes origines et religions (p. 140). Chrétiens et musulmans partagent des chants traditionnels communs qui facilitent l’intercompréhension (p. 142). De son côté, Basile Khoury analyse les relations islamo-chrétiennes depuis les « millet » de l’Empire ottoman, communautés non musulmanes disposant d’une certaine liberté de s’organiser en payant des impôts spécifiques (p. 183). Les tensions et les massacres de non-musulmans n’apparurent qu’à partir du XIXe siècle (p. 184). À la chute de l’Empire ottoman, le nationalisme arabe acquit un idéal supraconfessionnel (p. 187).

Les institutions religieuses sont décrites, en ce qui concerne le Vatican par Nicolas Badaoui et Jean-Maroun Maghames qui évoquent les papes orientaux ayant dirigé l’Église catholique, au IIe siècle, Anishisius « de Phénicie », au VIIe siècle, Jean V d’Antioche et Sergius Premier de « Phénicie », au VIIIe siècle, Jean VII de Tyr et Grégoire III de « Phénicie » (p. 171). Le Vatican dispose d’une diplomatie de premier plan, observateur permanent à l’Onu, engageant le dialogue avec les responsables des autres religions, soutenant des actions caritatives et la défense des droits de l’Homme (p. 173). N. Badaoui met également en lumière la diplomatie religieuse des Églises orthodoxes ; celle du patriarche de Constantinople Bartholomée qui est intervenu récemment dans le conflit russo-ukrainien en soutenant l’autonomie de l’Église orthodoxe ukrainienne (p. 178) ; son prédécesseur Athénagoras avait rencontré à Jérusalem le pape Paul après dix siècles de schisme, et annulé les sentences d’excommunication remontant à 1054 (p. 104). N. Badaoui et Paul Assaf analysent la diplomatie religieuse du patriarcat de Moscou (p. 153). Cette Église, qui a le plus grand nombre de fidèles (p. 166), est présente sur tous les continents grâce à la diaspora russe et maintient dans ses traditions un fort nationalisme (p. 155) qui l’a transformée en religion officielle (p. 156) ayant des liens étroits avec l’armée russe (p. 157). Au Moyen-Orient, elle est un vecteur de soft power, soutenant les chrétiens et bâtissant des églises (p. 159). De son côté, l’Église orthodoxe grecque joue également un rôle dans la diplomatie de la Grèce, participant à l’assistance humanitaire et sociale ; elle entretient des liens solides avec la Russie, Chypre, les États balkaniques (p. 162) ; néanmoins, comme la Grèce est une démocratie parlementaire laïque, la séparation entre l’Église et l’État est inscrite dans la Constitution (p. 167). Cependant, la polyarchie des pouvoirs demeure la faiblesse de l’orthodoxie. C’est pourquoi, à Paris s’est créé le Rassemblement des Évêques orthodoxes pour uniformiser la date de Noël, 25 décembre ou 7 janvier (p. 154). Pour Mohamad El Rumeihi, la religion islamique est instrumentalisée politiquement. Certains mouvements islamistes présentent une version simplifiée à la jeunesse, évoquant un âge d’or des débuts de l’islam.

L’idéologie des Frères musulmans a conduit à la violence comme Al-Qaida ou Daech, qui ont déformé l’islam en utilisant des textes hors contexte (p. 82). Pour lutter contre cela, l’éducation doit rappeler les valeurs islamiques de justice et d’éthique, qui ne sont pas au programme de la plupart des gouvernements moyen-orientaux (p. 84). Olivier Hanne - dont nous avions recensé son Mahomet le lecteur divin (Belin, 2013) - rappelle les étapes de la découverte de l’islam en Europe. Au Moyen Âge, l’identité religieuse des musulmans importe moins que le danger qu’ils représentent (p. 121). Au XVIe siècle, la piraterie barbaresque fait peser la menace de l’esclavage blanc (p. 125), tandis que François Ier inaugure l’alliance avec le Grand Turc contre Charles Quint (p. 126). Au XVIIIe, les philosophes des Lumières se penchent sur l’islam avec intérêt (p. 127). Au XIXe, l’orientalisme apparaît comme la face intellectuelle de la colonisation européenne (p. 129). La complexité du rapport entre l’islam et l’Occident pose la question de l’identité et de la culture européennes (p. 133).

Au Grand Moyen-Orient, les diplomaties culturelles et religieuses ont toujours eu un impact important sur la résolution des conflits (p. 9). Pour Mohamad El Rumeihi, trois sortes de conflits agitent la région, soit entre deux États - comme le Maroc et l’Algérie -, soit à l’intérieur d’un État - comme en Israël-Palestine ou en Syrie -, soit des conflits latents - comme entre l’Iran et les États du Golfe. Le refus de négociations directes a conduit ces États à adopter des alliances contre nature, comme l’ont fait la Syrie avec la Russie et l’Iran ou les États du Golfe avec Israël en réponse à la pression iranienne (p. 73). L’Iran, de son côté, exporte sa révolution et développe son hostilité envers l’Occident (p. 74). À la manière de l’Édit de Nantes de 1685 expulsant de France les protestants, l’Égypte, en 1952, expulsa les Grecs, les Italiens et d’autres. On peut accepter la différence d’intérêts si elle est modérée par un mécanisme de dialogue et de consensus, évitant le fanatisme et le nettoyage ethnique (p. 76). Il faut recourir à une éducation moderne humaniste pour éviter le rejet de l’autre (p. 78). Le monde est divisé entre démocraties et régimes totalitaires ; les pays arabes cherchent à maintenir des relations avec les deux groupes (p. 80). Hussain Shaban compare les conflits religieux en Europe du XVIe siècle et au Moyen-Orient contemporain en rappelant les traités de Westphalie de 1648 qui mirent fin à la guerre de Trente Ans entre États protestants et catholiques (p. 51). En ce sens, la signature à Abu Dhabi en 2019 entre le cheik d’Al-Azhar Ahmed el-Tayeb et le pape François d’un accord intitulé « La fraternité humaine pour la paix du monde et le vivre ensemble »va dans le sens des principes de tolérance et de fraternité, de même que la décision par l’Onu en 2020 de considérer le 4 février comme la Journée internationale de la Fraternité humaine à la demande des Émirats, de l’Arabie saoudite, de l’Égypte et de Bahreïn (p. 57).

Pour N. Badaoui le royaume saoudien a utilisé sa position religieuse pour promouvoir sa vision de l’islam, le wahhabisme. Gestionnaire des Lieux Saints, il a une grande influence sur les musulmans du monde entier. Il s’implique également dans les conflits régionaux en soutenant des groupes islamistes en Syrie et au Yémen (p. 194) et en s’opposant à l’influence iranienne. Hussain Shaban décrit son pays, l’Iraq, déchiré par la lutte entre sunnites et chiites qui devraient se considérer comme membres d’une communauté unie ; citoyens kurdes et arabes devraient en faire autant (p. 63) à l’exemple du roi du Maroc qui a encouragé le dialogue Amazighs-Arabes (p. 62). Pour cela, il faut adopter une législation antimarginalisation, promouvoir l’éducation, les principes de justice, la liberté des médias et donner sa place à la société civile (p. 68). N. Badaoui souligne la diplomatie religieuse chiite utilisant les « marjaa » ou Grands Référents religieux qui encadrent dans l’expatriation leurs fidèles (p. 197). Les relations étrangères sont souvent influencées par des décisions confessionnelles et la rivalité chiito-sunnite (p. 198). N. Badaoui rappelle que le roi de Jordanieest reconnu comme Gardien des Lieux Saints musulmans à Jérusalem. La Jordanie, qui abrite des sites religieux comme le Mont Nébo, d’où Moïse aurait vu la Terre sainte, ou le lieu du baptême de Jésus, est reconnue pour son engagement en faveur du dialogue interreligieux et de la coexistence pacifique (p. 199). L’auteur de cette recension décrit leLiban comme une société civile à base religieuse, où les chrétiens ont joué un rôle important dans l’évolution du nationalisme arabe. Comme dans le reste du Proche-Orient, les établissements scolaires chrétiens très recherchés accueillent parfois une majorité d’élèves musulmans (p. 27). Une résistance à la confessionnalisation et un combat féministe pourraient faire entrevoir la formation d’une citoyenneté (p. 34) comme l’avancement au mérite (p. 37). Le caractère répressif des régimes arabes dévoile leur fragilité et entraîne la lutte entre des peuples désirant un changement démocratique et des régimes qui veulent maintenir le statu quo (p.45). Ghassan Al Houssami, secrétaire de l’Association des Commerçants de Tripoli, créée en 1939, montre comment la société civile de sa ville, constituée par toutes les communautés, a développé le vivre-ensemble loin du sectarisme religieux (p. 93) ; lui-même avait étudié dans un collège protestant (p. 94). Ridha Chkoundali analyse le dialogue social tendu et la crise économique libanaise, amplifiés par le conflit syrien, le climat social bloquant les négociations avec le FMI, le mauvais fonctionnement des services publics (p. 106). B. Khoury parle de la réticence des hommes de religion, musulmans et chrétiens, en faveur du mariage civil, pour des raisons financières, sociétales et politiques. De ce fait, on s’éloigne de la pureté initiale de la religion (p. 192).

Promouvant l’islam modéré, comme le souligne N. Badaoui, le Maroc pratique la diplomatie religieuse comme soft power en Afrique (p. 195), agissant en médiateur dans certains pays, investissant dans la construction de mosquées et des centres culturels islamiques. Le Maroc accueille et intègre des migrants africains, tout en encourageant la diaspora marocaine dans le continent (p. 196). R. Chkoundali regrette l’échec du dialogue social enTunisie. Les résultats du programme du « Pacte de Carthage » lancé en 2016 par le président de la République avec le patronat, les syndicats, des partis politiques et la société civile, ont été catastrophiques. Après des mois de blocage politique, le président Saïed s’est arrogé les pleins pouvoirs en 2021 et a imposé une nouvelle Constitution en 2022 (p. 112). Cette situation montre l’importance de la pérennité du dialogue social pour le développement économique et la stabilité politique (p. 114).

N. Badaoui conclut que comme les échanges culturels peuvent ouvrir la voie à des partenariats économiques, scientifiques, éducatifs et politiques plus étroits (p. 205), la diplomatie religieuse favorise le dialogue et la compréhension entre différentes religions, promouvant ainsi la tolérance et la coexistence pacifique.

La religion, à condition qu’elle soit respectueuse des autres croyances, peut être un moyen de coopération entre les nations (p. 204).