Parachever un génocide : Mustafa Kemal et l'élimination des rescapés arméniens et grecs ...

Recension rédigée par Christian Lochon


La documentation de ce livre qui complète leGénocide des Arméniens (2006) a été puisée dans les archives du Bureau d’Information du Patriarcat arménien de Constantinople qui furent déposées pour être sécurisées en octobre 1920 dans une banque de Manchester (p.13) puis recueillies au Patriarcat arménien de Jérusalem (p.342 note 25). L’abolition unilatérale des Capitulations le 1eroctobre 1914 priva de toute protection juridique les investissements étrangers et favorisa les nationalisations des biens inaliénables ou « vakf » appartenant au Patriarcat de Constantinople et aux diocèses provinciaux arméniens, que ce soit les propriétés immobilières, les 2538 églises, les 431 monastères et cela grâce aux lois de déportation et de « biens abandonnés » (p.77), afin d’effacer  toute trace patrimoniale de la présence arménienne (p.80). Le Patriarcat arménien et ses structures laïques sont d’ailleurs dissouts en 1916 mais rétablis à la demande des États de l’Entente (p.55).

L’auteur montre comment les principaux coupables des massacres, Mehmet Talat, Ismail Enver, Ahmed Jemal avaient été exfiltrés dans un sous-marin allemand vers Berlin (p.31) et comment le Comité Union et Progrès (C.U.P.), en subsistant sur la scène politique ottomane, put verrouiller l’information sur le génocide dont il était coupable en parasitant les timides tentatives visant à révéler les crimes commis (p.32). Le nombre de rescapés recensés en juin1919 dans 16 vilayets est de 527.000, soit 28% des Arméniens d’avant-guerre (p.123). 72% des Arméniens auront disparu de Turquie (p.125). 100.000 jeunes femmes et enfants arméniens enlevés par les familles turques resteront séquestrés (p.59). Le Patriarcat arménien recueillit dans ses orphelinats 91.500 enfants (p.111) et les Institutions occidentales 73.350 (p.95). En juin 1920, le gouvernement d’Ankara interdit aux Arméniens sans exception de voyager ou de quitter leur lieu de résidence (p.193). L’administration turque rend toute réinsertion problématique par le harcèlement administratif (p.127). En 1920, il est interdit aux Turcs de s’associer avec des chrétiens. Les Arméniens n’ont plus la possibilité de vivre en public. Femmes et prêtres sont insultés dans les rues ; les hommes sont lapidés impunément (p.130). Puis le Kémalisme poursuit la politique d’élimination des Arméniens et des Syriaques d’Asie Mineure s’étendant après-guerre aux Grecs des côtes égéennes et de la Mer Noire (p.7 et.133).  Des convois de déportés grecs et arméniens en 1921 et 1922 ont été en plein hiver envoyés vers Kharpout afin qu’ils périssent en chemin (p.143). Ces violences mettent en évidence le rôle joué par les fonctionnaires et les élus locaux turcs (p.155). Cela a été aussi rendu possible par l’excès de laxisme des Britanniques et des Français qui ont toléré des cabinets ministériels ayant des membres du C.U.P. rendant improbable les mesures d’équité envers les victimes. De ce fait, le mouvement kémaliste aura inexorablement continué la politique d’homogénéisation démographique entamée par le C.U.P. (p.339).

L’étude régionale permet de suivre l’évolution de cette politique d’annihilation des populations chrétiennes ottomanes. Constantinople constitua une exception car les Kémalistes n’y pratiquèrent pas une éradication systématique des Arméniens et des Grecs. En 1925, 200.000 Arméniens seront encore présents en Turquie dont une majorité dans cette métropole (p.299). Par contre, en Anatolie, dans le vilayet de Diyarbakir, les massacres furent efficaces, puisqu’on on comptait, au printemps 1919, 3000 rescapés sur une population de 107.000 avant-guerre (p.221). Le vilayet de Bitlis constituant l’Arménie historique, n’avait plus en 1919 que 9415 survivants sur une population de 218.404 personnes (p.225). Le vilayet de Van où cohabitaient Arméniens, Assyriens et Kurdes avait été durant la guerre le centre d’une forte résistance arménienne et d’une occupation militaire russe jusqu’au printemps 1918. Sur les 111.000 Arméniens du vilayet, 40.000 se réfugieront en Irak avec des Assyriens. Il ne restera plus localement que 500 Arméniens dont 55 hommes en fin 1918 (p.230). Le retour du Caucase des réfugiés arméniens sera empêché par l’armée turque massée le long de la frontière et organisant l’immigration en masse des Kurdes de l’Azerbaïdjan persan qui occuperont les foyers arméniens abandonnés (p.52).  En fin 2017, l’Arménie caucasienne qui a reçu 200.000 réfugiés arméniens ottomans est menacée par une importante minorité turque (p.22). L’évacuation précipitée de l’armée russe en décembre 1917 de la Turquie orientale permet la jonction avec l’Azerbaïdjan dirigé par le frère d’Enver, Nuri à Bakou (p.22,), qui, malgré les clivages confessionnels (p.344 note 36), obtint de confier à des officiers turcs la réforme de l’armée azérie (p.350 note 36). En Anatolie occidentale, 255.000 rescapés arméniens et grecs rentrés dans leurs foyers sous la pression des Hauts Commissaires français et anglais sont harcelés par les autorités locales. En Cilicie, les Kémalistes, en 1922, saisissent les biens des Arméniens qui avaient fui après l’évacuation des troupes françaises et la rétrocession de la province à la Turquie (p.84). 150.000 Arméniens sur 232.410 de Cilicie et des territoires de l’Est purent fuir en Syrie, en Palestine, au Liban d’abord en 1918 puis en 1922, après les massacres de Marache, d’Aïntab et de Zeytoun et s’installèrent définitivement dans ces pays arabes (p 236 et 252). L’élimination des Arméniens fut suivie d’une politique de réinstallation de 414.000 Turcs des Balkans dans les maisons des déportés (p.367 note 43). Il fut reconnu cependant que des gouverneurs comme ceux de Konya, d’Ankara, de Katamonu préférèrent démissionner plutôt que de cautionner les massacres dans leurs circonscriptions (p.330). Le Gouvernement turc rejeta la responsabilité des massacres commis sur les chefs du C.U.P. qui se seraient emparés du pouvoir par un coup de force. Cette excuse déchargeant l’État de ses responsabilités a prévalu en Turquie durant les années 1919-1922 et perdure encore aujourd’hui (p.314).

La Turquie liquida les reliquats des populations arménienne et grecque après avoir pourtant subi une défaite retentissante tout en refusant de se plier aux conditions imposées par ses vainqueurs ; c’est que le C.U.P. était parvenu pendant et après la guerre à prendre le contrôle de tous les rouages civils et militaires du défunt Empire ottoman (p.257). D’autre part, l’occupation militaire de Constantinople le 16 mars 2020 par les Britanniques (p.270) laissa Mustafa Kemal à Ankara en mesure de dissocier l’Arménie du Caucase des provinces arméniennes turques qui devaient lui être associées conformément au Traité de Sèvres. L’armée turque permit en effet à l’armée soviétique d’annexer l’Arménie caucasienne (p.279). Quant à la loi de restitution à leurs propriétaires des biens vakf reçus avant 1936, levée en 2O11, et qui prévoyait l’indemnisation des propriétaires, elle ne fut pas appliquée ; l’État turc perdit d’innombrables procès devant la Cour Internationale de La Haye (p.91), car malgré les dispositions du Traité de Lausanne, le pouvoir kémaliste refusa de restituer leurs biens aux non-musulmans établis hors du pays (p.88) ; ce hold-up rapporta à l’État turc 500 millions de livres-or prélevées sur les groupes minoritaires durant et après la Seconde Guerre mondiale (p.89).

Le lecteur pourra se rendre compte de l’ampleur des massacres et des biens volés aux victimes par les cartes régionales décrivant les déportations des Arméniens des régions d’Istanbul (p. 156), d’Anatolie (p.171), des vilayets orientaux (p.192,197, 207, 224, 226, 228, 233), de Cilicie (p.235, 249). Les tableaux sont aussi consacrés aux populations arméniennes disparues dans les régions d’Edirne (p.150), des Dardanelles (p.151), d’Ismit (p.152), de Sivas (p.187), de Brousse (p.160), d’Aydin (p.169), de Konya (p.172), de Kastamonu (p.175), d’Ankara (p.180), de Sivas (p.187), de Trébizonde (p.196), de Kharput (p.204), de Diyarbakir et Mardin (p.232), de Bitlis (p.235), d’Erzeroum (p.237).