Duy Tan : un empereur dans la France libre

Recension rédigée par Jean-Pierre Vidon


“Vraiment, la France n’a pas de chance” murmura le Général de Gaulle, au matin du 27 décembre 1945, lorsque son directeur de cabinet lui apprit la catastrophe aérienne survenue la veille au soir, en Oubangui-Chari, à une centaine de kms au Sud-Ouest de Bangui. Il n’y eut aucun survivant. Le Lockheed Lodester, opéré par le “Réseau des Lignes Aériennes Françaises”, assurait la liaison Paris-Madagascar via Alger ; il avait fait précédemment escale à Fort-Lamy. Au nombre des victimes figurait le Prince Vinh San, Empereur d’Annam dans son jeune âge, déposé en 1917 par les autorités coloniales et exilé à la Réunion. Il y avait fait oeuvre de pionnier pour y développer la TSF, talent qu’il mit à profit en faveur de la France Libre. N’ayant de cesse de s’engager, il y était parvenu par étapes et c’est sous l’uniforme de commandant des FFL qu’il allait perdre la vie. Au soir du 27 décembre, le Général de Gaulle, recevant sa fille et son futur gendre, le commandant de Boissieu, répéta son commentaire du matin et ajouta “ cette mort du prince nous prive d’une carte maîtresse en Indochine”, celle-là même qu’il fait apparaître, dans les “Mémoires de guerre” comme son “dessein secret”. En rappelant la destinée de ce prince annamite, le Professeur François Joyaux a révélé un pan méconnu de l’histoire du Vietnam, se fondant sur des sources dont il a, avec rigueur, livré les références.

Descendant de Gia Long, fondateur de la dynastie Nguyen, Vinh San était le troisième fils de l’Empereur Thanh Thaï. Affecté de déséquilibre mental, ce dernier fut déposé par l’autorité coloniale en juillet 1907 avant d’abdiquer le 3 septembre et d’être assigné à résidence en Cochinchine. Le nouvel empereur, son troisième fils, les deux premiers étant décédés, avait alors 8 ans. Sous le nom de Duy Tan, “attaché au nouveau” en chinois, il fut intronisé le 5 septembre. Appelé à régner et non à gouverner, cloîtré l’essentiel du temps à la Cité impériale, soumis à un Conseil de Régence, il prendra vite conscience de sa situation au sommet d’un État qu’il ne contrôle pas. Des enseignants français sont affectés à son éducation, il apparaît brillant. Il épousera, le 31 janvier 1916, la fille de son “professeur de caractères chinois”. Cette époque est marquée par une moindre résistance à la colonisation alors pourtant que prend forme un nouveau nationalisme dans un environnement régional où le Japon et la Chine prennent leurs marques. L’Annam est affecté par de mauvaises récoltes, des paysans se soulèvent ; l’Empereur aurait alors, en 1908, fait don aux pauvres de la moitié de sa liste civile. Puis vient la Guerre et l’appel de Duy Tan à ses sujets en janvier 1916 pour qu’ils s’enrôlent dans les troupes coloniales. Dans le même temps, il prépare alors la rébellion qui, quatre mois plus tard, aurait conduit ce contingent à s’impliquer dans la chute du protectorat.

Supportant mal les empiètements du pouvoir colonial, l’Empereur, depuis 1914, accentue les reproches à ses ministres acquis au protectorat et estime le moment venu de soulever le pays. Le Résident supérieur impute ses outrances à sa jeunesse. La Sûreté sait qu’une insurrection est préparée. L’Allemagne l’aurait financée. Pourtant, le 11 avril 1916, l’Empereur exprime au Gouverneur général sa “grande reconnaissance à la France” ce qui rassure le Ministre des Colonies. Le même mois, l’âme du complot, un certain Tran Cao Van, rencontre secrètement Duy Tan qui valide le plan prévu pour la nuit du 3 au 4 mai. Les autorités en ont vent et arrêtent des meneurs. L’Empereur, dans la soirée, s’entretient à l’embarcadère Thuong Bac avec les chefs insurgés parmi lesquels a été infiltré un interprète qui rapporte rapidement à la Résidence supérieure ce qu’il vient d’apprendre. A deux heures du matin, nul signe de l’insurrection. L’Empereur s’enfuit en jonque vers le Sud ; retrouvé à Hué le 6 au matin, il est arrêté. Vingt ans plus tard, dans une lettre au ministre des Colonies, il affirmera avoir été mis devant le fait accompli et avoir accepté de prendre la direction de l’opération pour la faire échouer en donnant des ordres incohérents, évitant ainsi un bain de sang. Pour l’heure, invité par l’autorité coloniale à reprendre ses fonctions, il pose des conditions inacceptables. Sa destitution est alors soumise, le 10 mai, au Gouverneur général par le Conseil de Régence qui propose, pour lui succéder, le Prince Buu Dao, fils aîné de l’Empereur Dong Khanh, trop jeune pour le trône à la mort de son père en 1889. Intronisé le 18 mai, il règnera sous le nom de Khai Dinh, “ Commencement de la stabilité”.  Duy Tan ne subit aucune autre peine mais le Résident supérieur ajoute une mesure déterminante, son exil à La Réunion où son père,Thanh Thaï, est simultanément déporté. Avec leurs suites, ils arrivent à Saint-Denis le 20 novembre 1916.

Celui qui est devenu M. Vinh San vivra en “Réunionnais presque comme les autres” ses 28 années d’exil sur l’Île avec ses trois compagnes réunionnaises successives et les dix enfants nés de leurs relations. Son père continuera de défrayer la chronique par ses extravagances et sa vie dissolue. Vinh San, installé sans ostentation et n’ayant initialement qu’une pension relativement modeste, montre une volonté constante de s’intégrer à la population. Sa soif de culture est intacte, il s’inscrit au lycée, s’intéresse au droit et aux langues, pratique le violon à l’ensemble philharmonique de Saint-Denis mais aussi l’escrime, et, passionné par l’équitation, devient même jockey. Informé par la colonie asiatique sur la situation en Indochine, il s’abstient de s’exprimer. Homme de gauche, il est initié dans la franc-maçonnerie en 1927 et défilera en 1936 après la victoire du Front Populaire. Jamais, il ne cède aux propositions d’évasion de l’Île. Son ambition, exprimée sans résultat, est d’être autorisé à vivre à Paris. Survient la Seconde Guerre mondiale et la défaite. La Réunion est fidèle à Vichy. Vinh San, autodidacte, passionné par la TSF, a construit un émetteur-récepteur. Pendant la guerre, il relaie, chaque soir, par hauts-parleurs dans son quartier les nouvelles de Radio-Paris devenue outil de propagande allemande. Dans le même temps, il aurait aussi capté l’appel du 18 juin, et surtout, il échange des messages avec les FFL et les Anglais, facilitant notamment la libération de la Réunion, le 28 novembre 1942. Ses activités clandestines lui valent, le 7 mai 1942, un internement qui durera six semaines. La Réunion libérée, Vinh San se lie d’amitié avec le nouveau Gouverneur, Capagorry. Il lui exprime sa volonté de se battre pour la France, comprise par les militaires, contrée par le ministère des Colonies. Engagé en 1942 comme quartier-maître radio sur le “Léopard” qui avait libéré l’Île, il ne résiste pas physiquement, recruté ensuite comme 2ème classe, le 3 janvier 1944, et voué à demeurer sur l’Île, il effectue pourtant une mission à Madagascar pour constituer en bataillon des travailleurs annamites revenus de France et devient alors aspirant. Médaillé de la Résistance en mars 1945 grâce au Gouverneur, pour ses activités clandestines de TSF, il en remercie le Général de Gaulle et se présente comme un “ soldat de la France en guerre”.

Le Général, depuis 1942, avait été alerté par le Capitaine de Boissieu sur la personnalité du Prince, rencontré à bord du “Léopard”. En mars 1945, il évoque le projet de le restaurer sur le trône d’Annam, donne l’ordre au commandant supérieur à Madagascar de l’envoyer à Paris et confie à son futur gendre le soin de veiller sur lui. En transit à Tamatave le 8 mai 1945, Vinh San apprend l’armistice ; il restera à Madagascar jusqu’au 14 juin 1945, toujours entravé par l’administration coloniale. Il écrit alors “son testament politique ” prônant une Fédération indochinoise dont les relations avec la France se concevraient dans l’esprit du discours de Brazzaville. Le 10 juin, il s’adresse sur les ondes à ses compatriotes. Après un mois à Paris, il est envoyé en Allemagne occupée. C’est alors qu’intervient la coupure de l’Indochine au 16ème parallèle sans consultation de la France par les Alliés. Le 15 août, les Japonais capitulent, le 16, Ho Chi Minh prend le pouvoir et le 2 septembre, Bao Daï, successeur de Khaï Dinh, abdique. De retour en France en octobre, Vinh San est promu commandant. Le 14 décembre, le Général de Gaulle le reçoit pour “voir avec lui, d’homme à homme, ce que nous pourrons faire ensemble”. Il poursuit, dans les Mémoires de guerre, en affirmant “avoir voulu sceller lui-même en Indochine les accords qui seraient conclus”. Autant apparaît laconique pour l’auteur le récit de l’entretien, autant l’intention d’une signature “dans l’appareil le plus solennel” atteste que “la décision de restaurer le prince Vinh San sur le trône était bel et bien prise”. Appuient cette thèse, l’appel lancé le jour même à son peuple par le Prince et la décision du Général Leclerc de constituer un commando d’Annamites qui auraient sauté sur Hué, occupée par le Vietminh, pour préparer son retour en mars 1946.

Au soir du 26 décembre 1945 s’effondrent les espoirs du Général de Gaulle de voir l’Indochine suivre la voie d’un réformisme colonial. Demeurait désormais le devoir de mémoire à l’endroit de ce prince annamite, “mort pour la France”, qui écrivit dans son testament politique : “ J’ai conscience d’avoir servi la France comme mon propre pays”. Conçu dès 1947, le projet de retour de ses restes mortels se heurta d’abord à l’opposition de l’autorité coloniale. L’auteur, se fondant sur l’ouvrage du fils cadet, Claude Vinh San, mentionne l’intervention de plusieurs personnalités et d’une longue négociation pour qu’il aboutisse. En fait, sur sa demande à l’ambassadeur de France, le nécessaire sera fait, en lien avec le Souvenir français, pour l’exhumation du Prince et son transfert par voie aérienne militaire vers Paris, le 24 février 1987, après que les honneurs aient été rendus par l’armée française, à Bangui, en présence de son fils aîné, Georges Vinh San. Ainsi retrouvera-t-il ensuite Hué où il repose désormais.