Caricatures en Extrême-Orient : origines, rencontres, métissages

Recension rédigée par Éric Meyer


C’est un livre hors des sentiers battus que nous offrent Laurent Baridon et Marie Laureillard, avec ce regard sur les caricatures de l’Asie à travers les siècles. Projet ambitieux qui, sur chaque dessin, fait la part du rire - objectif initial -, celle de l’idéologie c’est-à-dire des projets politiques d’une époque troublée, les peurs et les espoirs d’expansion, de conquête, de résistance, la rivalité entre empires matures tel l’américain, déclinant tel le russe, ou (re-)naissants tels le nippon ou le chinois. Avec sa riche iconographie et une érudition sans limite, à travers ces dessins « humoristiques » qui sont toujours au service de leur nation, l’essai prétend transcender les époques et prendre assez de hauteur pour replacer, du 12ème siècle à nos jours, les antagonismes entre Russie, Chine, Japon, Corée et le Sud-est asiatique - nations aux régimes antagonistes, aux langues, cultures, religions et sentiments nationaux divers, et en perpétuelle effervescence.

Comme souvent dans ce type d’ouvrage, la difficulté tient à sa structure éclatée. A sa base se trouvent deux directeurs et vingt-et-un auteurs de tous pays, France, mais aussi Chine et Japon entre autres. Mis à part le grand thème, le lien entre tous ces essais est leur méthode académique : leur perspective universitaire permet en permanence de déminer les vieux conflits, le rejet de l’autre, le racisme. Sans doute, cependant, au détriment de la spontanéité et des raccourcis subjectifs d’une région à l’autre, d’une époque à l’autre. Le langage est parfois aride : c’est nous semble-t-il, le prix à payer pour surmonter l’écueil de l’incompréhension culturelle - du fameux grand fossé Est-Ouest, et du mythe du « péril jaune » si virulent au début du XXe siècle - auquel répond fort bien, ce qui se sait moins, l’angoisse extrême orientale face au « péril blanc ».

Rire et idéologie :

Cette étude offre aussi d’innombrables perles et découvertes impromptues, dans le matériau de base des revues d’époque, des magazines et autres supports de la caricature en Chine, indo - et exogène.

A travers les siècles, entre Occident et Céleste Empire, de quoi rit-on d’un continent à l’autre, sur l’un et sur l’autre ?  Telle que présentées à travers ces chapitres, les plaisanteries partent presque toujours de la rue, pour être récupérées par l’humoriste sous forme de dessin et de commentaire. La péripétie politique qu’il reflète est vue à travers le prisme déformant d’une idéologie, d’un rapport de force. Dominants comme dominés, envahisseurs comme envahis, les peuples se regardent et se jugent, avec un regard goguenard, sous l’angle du dessin. Cette création satirique est là pour libérer toute une gamme d’émotions entre colère, peur, fierté, arrogance, humiliation. Prenons pour exemple cette boutade populaire à Pékin en juin 1900, « Gepi prend froid » (鸽屁照亮). Elle se moque du sort tragique de Clemens von Ketteler, commandant en chef des légations étrangères. Ketteler venait d’être assassiné en pleine rue de Pékin, assassinat qui donnait le coup d’envoi aux cinquante-cinq jours de la guerre des Boxers. L’immense popularité de cette scie tenait au champ de dérision dans lequel elle plaçait la mort du chef des troupes occupantes et nourrissait un sentiment d’espoir pour elle d’inverser la tendance en devenant à son tour dominante. Fait remarquable, la boutade garde toute sa force aujourd’hui à Pékin et provoque toujours l’hilarité cent vingt-quatre ans plus tard - signal que cette demande de revanche sur l’Ouest-euro-américain demeure forte.

En quatre chapitres, l’ouvrage traite successivement d’approches de la culture satirique en Extrême-Orient, de rencontres et stéréotypes entre caricatures d’Asie vues depuis France, Russie, USA et Canada, d’altérités et conflictualités (les traits de racisme et rejet entre Japon, Chine et l’Occident), et de traits satiriques, étude des cartes géographiques satiriques de l’époque, comme instruments de revendication et bestiaire de caractérisation du Chinois et de ses ennemis.

A travers l’Asie, le terme de caricature est presque le même en différents pays : 漫画 (manhua) en chinois, manga en japonais, manhwa en coréen. En 1934, l’intellectuel Huang Shiyang tenta aussi cette intéressante translitération de « guaili guaiqu », « étrange logique, étrange saveur ».

Au Japon, en France, en Allemagne…

Une des caricatures asiatiques les plus anciennes est attestée très tôt au Japon, dès l’an 1160, avec la série des « peintures drolatiques d’animaux » qui reprend un drame célèbre advenu cinq siècles plus tôt : la mort de Yang Guifei, dernière impératrice Tang, forcée au suicide par une cabale de palais. Dans cette série anonyme, le drame est transposé dans le règne animal, probablement pour protéger l’auteur d’une exécution certaine pour cause de profanation de thèmes sacrés. Sa grenouille se prenait pour Bouddha, et la caricature visait à avertir l’empereur du Japon d’une fronde qui couvait dans sa propre cour…

Autre perle, en France entre 1840 et 50, Honoré Daumier recrée des images de société chinoise - mais cette œuvre rate parfois la cible - l’habillement de ses personnages reflète plus celui d’Istamboul que celui de Shanghai ou de Pékin…

Vingt à trente ans plus tard, avec le déferlement d’euro-américains puissamment armés, l’Europe et l’Amérique apprennent à découvrir l’Extrême-Orient. Parmi les premiers colons européens à Tokyo, l’Américain Ch.Wirzman et le français G. Bigot créent leurs œuvres parodiques ou symboliques de la rue nippone et témoignent de l’ouverture forcée de l’Empire du Soleil Levant aux influences de l’Ouest, de sa soumission aux valeurs, aux technologies nouvelles. A travers leurs dessins, transparait aussi la douloureuse remise en cause de la tradition asiatique (assimilée à la « barbarie ») au profit d’une « modernité » euro-américaine, désormais revendiquée comme la seule « civilisation ». Dans leurs œuvres, ces deux auteurs permettent de reconnaître une fascination vis-à-vis de ce monde coloré et exotique, mais aussi un sentiment immanent de supériorité ethnique - des stéréotypes racistes. Paradoxalement dès cette époque, pointe dans les revues locales, un complexe spontané de supériorité japonais sur les voisins coréens et chinois, voire-même sur l’Occident euro-russo-américain.

Dès 1990, Kyochiko dépeint la Russie impériale comme un ours congelé - dès lors, aux yeux du Mikado, la Russie apparait le grand rival à terrasser, pour pouvoir se lancer dans l’aventure de la conquête de la Chine.

A partir de 1900, suite à la guerre des Boxers, la vision satirique de l’Empire du Milieu en Europe s’infléchit : après en avoir donné une vision « exotique », la caricature le dépeint soudain comme fourbe et menaçant. Cette ambivalence exprime en fait les contradictions d’un Empire devant à la fois se moderniser, s’armer pour résister à l’envahisseur technologiquement plus avancé, et remettre à jour ses valeurs millénaires du confucianisme, du bouddhisme et du taoïsme. Vu depuis l’Europe, cela donne le mythe du péril jaune.

De manière fort intéressante, cette vision très populaire en Europe, combine ce regard raciste anti-chinois avec des valeurs bien plus progressistes au plan démocratique : en Allemagne, des revues satiriques à gros tirages (jusqu’à 400.000 exemplaires) dessinent le péril jaune, mais aussi l’art nouveau « Jugendstil », l’antimilitarisme contre Guillaume II, le féminisme et la libération des mœurs. Dans ce contexte, l’année 1911 qui voit en Chine l’avènement de la République est perçue en Allemagne comme une « révolution douce » par les milieux de gauche anarchosyndicalistes qui rêvent de l’avènement d’une internationale socialiste.

C’est à cette époque troublée qu’apparait en Chine autour de 1890 l’œuvre de Zhou Han, anticléricale et anti-coloniale. Zhou Han transcrit sciemment le concept de christianisme (天主教) en un terme homophone, le « cri du cochon céleste » (天 猪叫). C’est pour dépeindre Jésus Christ comme porc luxurieux, et justifier sa mise en croix. Vilipendé par les colonialistes qui tiennent le pays, Zhou Han finira par être arrêté, condamné et passer les vingt dernières années de sa vie derrière des barreaux.

En Europe durant la 1ère guerre mondiale, l’américain J.Maultsaid dépeint les Chinois engagés dans l’effort de guerre en une fresque qui oscille entre la reconnaissance d’une vaillance et la conviction d’une supériorité ethnique occidentale.

Sous l’invasion nippone et sa création de l’État fantoche du Mandchukuo, la Chine des années 30 voit poindre sa résistance contre l’envahisseur. Elle prend conscience du totalitarisme chez l’« autre » et de sa condition de victime. En marge du massacre de Nankin en 1937 (entre 150 et 300.000 victimes), Lao Ji fait sa résistance en dessinant « le vent fasciste [qui] souffle sur la nation des chimpanzés » (les japonais).

Deux supports originaux de caricature sont étudiés dans l’ouvrage. On a d’abord les cerfs-volants autour de 1900 au Japon, permettant de montrer à la foule toutes sortes de scènes licencieuses ou triviales sans que l’auteur se trouve sous le regard immédiat du censeur ou du policier. On a aussi, entre Japon et Chine, les cartes géographiques allégoriques, qui permettent de soutenir des revendications territoriales tout en prêtant aux pays voisins une personnalité alléguée. Ainsi en 1904, la Russie dessinée par Kishiko est une pieuvre étalant ses tentacules sur le nord du continent. Par leurs caricatures, ces cartes permettent aussi de nourrir un sentiment d’humiliation nationale, carburant de la résistance.

La dernière carte représentative de telle humiliation historique est plus que jamais d’actualité : par sa fameuse « carte aux neuf tirets » sur la mer de Chine du sud, la Chine prétend à l’entièreté de cette mer intérieure, mise à part une miette de vingt milles marins de bande côtière abandonnée à ses voisins du Vietnam, de Malaisie, d’Indonésie, des Philippines et du Brunei, au mépris de la convention internationale du droit de la mer qui reconnait à tout pays la souveraineté économique sur deux cents milles au large de ses côtes. Dans ce dernier cas, la « carte aux neuf tirets » sert au socialisme chinois d’unique preuve juridique et justification morale à son expansionnisme territorial.

Son ressort réel étant son succès dans son industrialisation et son passage au statut d’usine du monde !