Le Frérisme et ses réseaux : l'enquête

Recension rédigée par Christian Lochon


Ce livre, récompensé par le Prix Science et Laïcité du ComitéLaïcité République, est pour le Pr. Gilles Kepel « le premier ouvrage portant sur l’histoire des idées de l’islamisme en Europe » (p.19). L’objectif de ce livre, dit l’auteure anthropologue, est de décrire le système-islam qu’il est urgent de saisir dans sa globalité, son histoire, son sens et ses stratégies (p.331).

Le Livre Blanc des études françaises sur le Moyen-Orient et les mondes musulmans publié par le CNRS en 2014 annonçait que l’islamologie française était menacée de disparaître ; aujourd’hui les chercheurs courent le risque d’être taxés d’islamophobie (p.188). C’est que comme le christianisme, l’islam est une religion de mission (p.27). Le frérisme procède à l’islamisation de la connaissance, tentative planifiée de réappropriation des sciences par l’islam (p.155). Dès les années 1930, l’Indien Mawdudi (1903-1979) avait posé les jalons d’une épistémologie de la connaissance en rupture avec la science occidentale car elle exclut la dimension spirituelle (p.157). Pour le Palestino-Américain Ismaïl Al Farouqi qui fondera l’International Institute of Islamic Thought, il faut imposer le point de vue de l’islam en maîtrisant toutes les disciplines modernes. Ce plan a été mis en œuvre par l’International Islamic University de Malaisie, créé en 1983 (p.162) et l’Institut islamique de Leicester où se forma Tariq Ramadan qui fait un usage fréquent de la formule « éthique musulmane » mais sans fonder sa proposition d’une réflexion théologique islamique (p168).

Le fondateur du frérisme, l’Égyptien Hassan El Banna, né en 1906 dans une famille de petits commerçants hanbalites cairotes, étudia à Dar el Ulum, Institut pédagogique moderne où il fut influencé par les idées revivalistes pour contrer l’hégémonie occidentale (p.37). Il subit le choc traumatique de l’abolition du califat en 1924 et l’échec des congrès panislamiques successifs pour le rétablir (p.348). Pour Al Banna, l’islam transcende l’espace et le temps ; il est global, éternel et compatible avec tous les âges et toutes les nations (p.46). L’Umma a pour seule frontière la croyance en l’islam. Elle ne reconnait pas les frontières géographiques ni les différences de race ou de sang. (p.51). Le frérisme est un système d’action qui doit rassembler tous les courants islamiques dans un grand mouvement pour instaurer le califat et atteindre la fin de l’histoire (p 24). Historiquement, le frérisme est un fondamentalisme intégraliste estimant qu’aucun domaine de la vie n’échappe à une raison pure inspirée par le divin. Il est légaliste : l’islam est loi ; il est à visée politique, d’où l’islamisme (p.336) qui agit sur le domaine de la pensée par la ruse et la manipulation (p.153). Chez les Frères, la vision projette dans le futur le passé glorieux de Médine sous une forme à venir d’après le verset coranique XXIV 55 (p.42). Leur structure de gouvernance est pyramidale, conçue pour produire des recruteurs de missionnaires (p.58)

L’Égyptien Yusuf al Qaradawi, théoricien du frérisme transnationaliste, est un fidèle de Hassan al Banna et admirateur de Mawdudi. Qaradawi, devenu célèbre comme télémufti grâce à sa médiatisation sur la chaîne Al Jezirah financée par le Qatar (p.103), pense que l’Occident est le lieu le plus protégé et le mieux équipé pour déployer le mouvement islamique dans le monde (p.104). Il trouve des excuses au terrorisme islamique dont la violence « est gonflée par les Occidentaux » (p.107). Son discours sur la femme est basé sur l’application de la charia, soit la polygamie, la supériorité de l’homme sur la femme, l’interdiction d’épouser un non-musulman (p.117). Sa doctrine du juste milieu permet aux Frères d’être les modérés des extrémistes et les orthodoxes des libéraux ; cette doctrine équilibriste ni neutre ni modérée doit « maintenir le sentiment de jihad sans l’Umma » (p.125). Tenant compte des lois protégeant en Occident la liberté de conscience et de culte, Qaradawi et les Frères Musulmans y développent une « jurisprudence (fiqh) de minorité qui ne se pose pas en rupture » comme l’affirme l’Imam de Bordeaux Tarik Obrou (p.127).

Mais la Déclaration islamique universelle des droits de l’homme élaborée en 1990 au Caire entre en conflit avec la Déclaration des droits de l’homme car elle affirme la supériorité de l’homme sur la femme et limite la liberté d’expression et de conscience (p.175). Pour Mawdudi, « l’islam est un ordre social global où rien n’est superflu et où rien ne manque » (p.80). L’Égyptien Sayed Qotb (1906-1966) exclut toute coexistence entre jahiliyah et islam car ils forment des systèmes strictement incompatibles entre eux (p.84) et sont en lutte permanente puisqu’entre 1979 et mai 2021, au moins 48.035 attentats islamistes ont eu lieu dans le monde, provoquant la mort de 210.138 personnes au minimum (p.23).

En France, l’opinion a découvert l’islamisme dans les années 1970 comme un problème intérieur d’une partie étrangère, puis comme un problème en partie domestique avec les jeunes générations de musulmans qui affirment placer la charia avant la République (p.22). Première figure de la prédication frériste, l’Indien Muhammad Hamidullah, né en 1908, recruté au CNRS de 1954 à 1978, fonde le Centre Culturel islamique à Paris en 1952 et avec Saïd Ramadan, gendre de Hassan el Banna réfugié en Suisse, le Centre Islamique de Genève en 1961, puis en 1962 l’Association des Étudiants Islamiques de France, (AEIF) représentation des Frères Musulmans en France avec le Tunisien Ahmed Jaballah (p.355). L’Union des Organisations Islamiques en France (UOIF) de même obédience est créée à Nancy en 1983 par le Tunisien Abdallah ben Mansour et le Kurde irakien Mahmoud Zouhair ; elle s’étendra sur 8 régions et ses Congrès annuels au Bourget attireront plusieurs milliers de participants. Une partie des Imams sera formée dans l’esprit frériste à l’Institut Européen des Sciences Humaines à Saint-Léger du Fougeret près de Nevers (p.99). L’IESH a essaimé à Paris, Birmingham, Francfort et Helsinki (p.134). Les Frères qui veulent empêcher toute convergence avec les tendances séculières, la laïcité française, vues comme un danger mortel (p.28), sont la première milice des décoloniaux radicaux (p.31). Si l’islamisation du rap a commencé vers 1980 à New York dans le milieu « Nation of Islam », il contribue en France à introduire l’arabe comme langue du Coran et promeut la daawa (prosélytisme islamique) ; les peaux blanches sont assimilées aux nazis chez Casey (p.217). C’est pourquoi, la thèse de l’islamisation sans islamisme montre l’aveuglement des sciences sociales qui a facilité l’entrisme des Frères en les faisant passer pour un simple mouvement citoyen conservateur et en gommant le caractère systémique de leur plan (p.272), à rebours des travaux de Gilles Kepel depuis sesBanlieues de l’islam de 1987 (p.264) ou de Gellner qui avait décelé la puissance idéologique d’un islam mondialisé (p.279). Actuellement, des alliances formelles entre militants islamistes et partis gauchistes comme le NPA, ont conduit des chercheurs comme François Burgat à présenter les Frères comme un mouvement révolutionnaire anti-impérialiste. Aujourd’hui, il préside à Paris le Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris (DAREP), financé par le Doha Institute et le Qatar Charity (p.263).

En Europe, le décolonialisme d’origine américaine a rencontré en Europe le frérisme. L’ambassade américaine à Paris a renforcé des programmes en faveur des « minorités » françaises dans les territoires délaissés, misant sur un changement socio-démographique dans notre pays (p.219). La racisation de l’identité islamique permet au frérisme de s’arrimer au mouvement prétendument antiraciste (p.223). Le frérisme n’est pas le produit de l’immigration mais de la mondialisation (p.333). En 2007, l’universitaire syrien Bassam Tibi, résidant en RFA, préconisait de retirer la charia et le jihad de l’enseignement de l’islam en Europe. A l’inverse, les Frères ne veulent pas réformer l’islam mais adapter l’Europe à l’islam (p.131) en entravant gravement les capacités de renouvellement et d’adaptation de l’islam à l’Europe (p339). La Commission européenne souhaite coopérer avec les acteurs « modérés » de l’islam (p.129). Les actions fréristes bénéficient donc du label européen et d’une mobilisation encadrée par la défense des droits de l’homme (p.197). Pourtant, le Conseil des Musulmans européens (ex-FOIE) créé en 1989, au moment de l’Affaire Rushdie représente en Europe la Confrérie, poursuivie en Égypte et en Arabie Saoudite et déclarée Organisation terroriste par les Émirats arabes unis (p.132).

 En 1996, ce Conseil a créé une branche Jeunesse appelée Forum of European Muslim Youth and Student Organisations (FEMYSO) qui affirme « la contribution historique des musulmans au développement de la civilisation européenne comme de leur présence en Espagne de 800 ans ». Les bureaux du FEMYSO sont situés dans le même immeuble bruxellois que d’autres associations fréristes comme le Collectif contre l’islamophobie musulmane et le Forum européen des femmes musulmanes (p.141). Malgré les alertes de la France particulièrement visées par les campagnes du FEMYSO, cette fédération est soutenue financièrement et politiquement par l’Union européenne et le Conseil de l’Europe qui lui donnent l’honorabilité pour communiquer avec la presse (p.147). Quant à Islamic Relief, soutenant le Hamas, désigné comme Organisme finançant le terrorisme par les Émirats, il reçoit les dons de fondations européennes et américaines (p.151). En fait, le frérisme utilise les armes du droit et des institutions internationales conçues par les démocraties contre elles-mêmes (p.171) alors que La Charte des Imams occidentaux, adoptée en 2022, affirme : « Musulmans vivant en Occident, nous faisons partie de la nation musulmane mondiale et de la Umma » (p.139).

A Bruxelles, prisonnière du culte musulman, aucun parti ne peut gagner une élection sans les voix musulmanes (p.192). Les fréristes d’Europe sont cependant partagés en courants, les qaradawistes promouvant l’accommodation avec l’environnement, les « qutbistes la refusant ; ceux qui sont nés en Europe se distinguent des primo-migrants ou blédards (p.206). L’auteure cite des oppositions musulmanes au frérisme, comme le Mouvement mutazilite pour lequel le Coran n’est qu’une créature de Dieu, qui ne peut être à la fois Dieu et un livre (p.35). Opposés aux fréristes qui temporisent les salafistes surmusulmans comme les appelle le Tunisien Fethi Benslama, orthopraxistes et attachés à la norme halal/haram, se déclarent en rupture avec l’environnement mécréant (p.229). Des sites de fatwas différents s’adressent à des salafistes ou à des fréristes s’excommuniant les uns les autres (p.249). Pour Mohamed Ouriya, la suprématie de l’islam explique l’obsession du complot chez les Frères : la religion est exploitée pour expliquer que le mal ne peut venir que de l’extérieur et donc pour se soustraire à toute responsabilité (p.51). Faouziya Charfi, tunisienne, rappelle que « pour les islamistes, tout le savoir scientifique est contenu dans le Coran » (p.47).

L’auteure recommande en conclusion qu’il faut financer des études sur le frérisme en récupérant les financements détournés par les projets de recherche sur l’islamophobie qui ne sont que diversion (p.338) et que l’État doit imposer un concordat avec l’islam pour interdire toutes les pratiques incompatibles avec les lois du pays comme la condamnation de l’apostasie (p.340).

Le lecteur découvrira avec intérêt l’appareil de notes particulièrement développé et la bibliographie bilingue (p.389 à 399).