Uyûn Inânâ, (en arabe), Eyes of Inana. Textes de la poésie irakienne contemporaine ; Les yeux d'Inana. Prose et poésie irakiennes contemporaines ; 'Uyûn Inânâ. Textes d'auteurs irakiennes contemporaines. Deuxième partie (en arabe) ; Les yeux d'Inana. Prose et poésie irakiennes contemporaines. Deuxième partie

Recension rédigée par Stéphane Valter


Après la dictature, l’invasion occidentale (nord-américaine et britannique essentiellement), le terrorisme islamiste, tout est à reconstruire, et si tout le peuple a souffert, ce sont probablement les femmes qui ont payé le plus lourd tribut. Oppression, guerre, embargo, terreur. Beaucoup se sont exilés, mais qu’en est-il de ceux et celles qui sont restés ? Qui écrit, et sur quoi ? Ces quatre ouvrages (arabe et traduction, en français et aussi en allemand) sont une anthologie de la littérature et de la souffrance. Un pari de Birgit Svensson qui a commencé par des ateliers d’écriture avant de donner une forme imprimée à ces expériences littéraires et poétiques, pour montrer que les femmes écrivent différemment des hommes. Amour et terreur, rêves et peurs. Les sentiments personnels sont au centre de la création de ces femmes qui protestent non seulement contre la violence politique mais aussi contre la société patriarcale (dont les crimes dits d’honneur sont un stigmate insupportable sur la liberté des femmes).

Outre B. Svensson, la dynamique de création littéraire et de collection des textes a été animée par la directrice de l’Organisation irakienne al-Nûr pour les droits civiques, en partenariat avec l’Association irakienne des écrivains. Le projet a permis de faire participer des écrivaines chevronnées et d’autres, inconnues, et il est en ce sens révolutionnaire car c’est la première fois qu’une anthologie a été réalisée par des femmes sur l’écriture et la poésie féminines. Si certains écrivains irakiens ont soutenu cette initiative, ils ont quand même émis des critiques en disant que les textes étaient souvent trop « harmonieux » et « gentils », ce à quoi les femmes ont répondu que les hommes devaient apprendre à lire entre les lignes...

Extrait d’un poème de Salîma Sultân Nûr, traduit par Antoine Jockey :

Il est deux heures

            Du matin, de l’après-midi, je ne sais pas

            Car le mur de la prison est bleu

            Et je ne pense qu’à un poème

            Semblable à un rocher blanc et silencieux

            À une flamme bleue.

 

            Citons aussi un extrait poignant d’un poème de Najât ‘Abd Allâh :

            Ma voisine n’est pas vraie

            Mes larmes ne sont pas vraies non plus

            Alors que je pose sur son épaule les robes du deuil.

 

            Inana est la plus grande déesse du panthéon sumérien. Déesse de la vie et de la fertilité, de l’amour physique et de la guerre, ses qualités semblent symboliser la femme sous toutes ses facettes, voulues ou imposées. L’anthologie qui porte le nom d’Inana révèle ainsi la pluralité et la richesse de l’âme irakienne, dans ses contradictions, ses espoirs et ses frustrations. Le deuxième volume en langue française est traduit par François Zabbal (philosophe de formation, d’origine libanaise) et David Dumortier (écrivain et poète ayant vécu dans le monde arabe). La préface nous rappelle les grands noms de la prose et de la poésie irakiennes : Rabâb al-Kâzimî (1918-1998), Nâzik al-Malâ’ika (1923-2007), etc. Le deuxième tome d’Inana est le fruit d’ateliers d’écriture tenus à Bagdad, Erbil, Bassora, l’écrivaine irakienne témoignant ici de l’effondrement des valeurs, de la ruine de l’organisation sociale, de l’ébranlement des piliers de l’État. L’interprétation esthétique permet ainsi de mettre en lumière la confrontation de modes culturels différents, en esquissant un cœur humain qui célèbre la liberté et la dignité, comme une lueur d’espoir. Selon l’introduction de B. Svensson, « les femmes écrivent de l’intérieur vers l’extérieur », alors que les hommes feraient le contraire.

            Certaines des femmes ayant écrit dans Inana ont été invitées en Europe (Berlin, Paris, etc.) pour présenter leurs œuvres et témoigner, dans le cadre de festivals et de conférences réunissant des auteurs internationaux.

 

            Extrait d’une petite nouvelle de Sînâ’ Mahmûd :

Je ne sais si j’étais déjà partie pour le ciel ou si j’étais toujours en bas, à la même place. Peu importait. L’essentiel était que j’étais généreuse avec eux. J’ai tenu à ouvrir les boutons du manteau jusqu’au dernier.

 

Et pour finir, voici un extrait d’un poème d’Îmân al-Wâ’ilî :

Pour que nous vivions en paix

Apprenons à effacer les noms

Et la religion

Et la race

Et la communauté

Ainsi nous tenterons de dessiner

En tête de ligne

Un point

En forme de cœur.

Le rédacteur de ces lignes vient d’apprendre (juillet 2023) que le projet d’Inana s’est arrêté car les femmes - poétesses et écrivaines - ayant participé à cette aventure de création littéraire quasi cathartique ont suivi des chemins différents à la suite du succès du projet. Devenues toutes plus ou moins célèbres, chacune poursuit désormais sa propre voie littéraire et la dynamique collective s’est en conséquence étiolée.

En tout cas, ces quatre recueils resteront comme la marque mémorable d’une étape importante vers la libération de la Parole et de l’Être pour les femmes irakiennes.