Du cheveu défrisé au cheveu crépu

Recension rédigée par Étienne Le Roy


Avec une grande maîtrise dans l’analyse, Madame Sméralda nous fait prendre conscience que la pratique du défrisage des cheveux n’est pas seulement esthétique ou ludique mais bien politique pour la partie de nos concitoyens qui restent, peu ou prou, affectés par l’héritage de la traite négrière, de la colonisation et de ses formes contemporaines et qui balancent entre le déni, la dénégation et la caricature. Loin d’être exotique, même si elle avait trouvé sa pleine expression aux Antilles ou dans l’Afrique noire de la fin de la période coloniale, la question du défrisage nous concerne tous, que nous soyons directement concernés ou, plus indirectement, par nos amis et nos relations, moi-même par ma petite fille. C’est une question de société ou, plus exactement, c’est la place à reconnaître au multiculturalisme qui est ici posée par ceux qui ne se satisfont plus de la prévalence du seul modèle de « l’homme blanc aux cheveux lisses» ou de la prétendue supériorité de « la race caucasienne » comme on disait dans l’ancienne ethnologie.

Yves Antoine parle, dans sa préface, d’une reconquête de soi comme enjeu principal mais je crois qu’il faut aller plus loin et y voir une reconquête de l’histoire et de la culture de ceux qui, jusque là marginalisés, vont se retrouver, par le double effet de l’américanisation et de la mondialisation en cours, au cœur de la nouvelle mêlée interculturelle.

Bref, ce n’est pas couper les cheveux en quatre que de partager avec les pratiquants du défrisage et ceux qui s’y refusent et entendent rester crépus les représentations qui permettent d’entrer dans leurs habitus, ces systèmes de dispositions durables dont Pierre Bourdieu s’était fait le chantre et qui ont, selon moi, une fonction juridique et politique trop souvent ignorée. Juliette Sméralda se déclare en effet disciple de Pierre Bourdieu, ce qui a l’avantage d’associer  dans sa démarche la rigueur de la sociologie avec les ouvertures anthropologiques, d’éviter les enfermement structuralistes et de donner à l’arrière plan politique sa dimension de lutte, de tension et de dévoilement des contradictions à l’œuvre.

Pour ce faire, Juliette Sméralda donne, dans une première partie, la parole à quelques acteurs/actans qui ne sont pas choisis pour leur représentativité mais pour l’originalité ou l’authenticité de leurs expériences, pour ou contre le défrisage, en défenseur ou en contempteur du cheveu crépu. Les expériences sont rendues avec une certaine grâce dans l’écriture et on se sent partie prenante de ces fragments de vies qui nous sont restitués. On apprend ainsi, en entrant dans les explications des « informateurs », à respecter les différents choix et à en comprendre la complexité.

Puis, dans une seconde partie, l’universitaire prend la parole pour situer le défrisage comme « un habitus esthétique » (p. 78) et les pratiques esthétiques comme des « constructions sociales » (p. 83) en vue « d’interpeller en construisant du savoir » (p. 88). Elle choisit ici d’approfondir deux de ces savoirs, l’esthétique noire (et sa marchandisation) et le problème de la liberté dans l’exercice du choix où elle soulève, entre autres, la question de la « désidentification » (p. 105, en se référant aux travaux de Goffman) dans le contexte de pratiques culturelles jugées aliénantes et du caractère formel d’une revendication à la liberté. 

Sa conclusion, qui reste tout en nuances, se fait l’avocat d’une réappropriation du sens profond des actes, au lieu de persister à les banaliser, afin de passer d’une attitude passive à la revendication du respect des origines et, plus largement, à l’acceptation de la différence (p. 120), ce que je ne puis qu’approuver.

Dans l’ensemble de cette démarche, on retrouve des thèmes qui mobilisent la recherche actuelle, en particulier autour de la question, souvent douloureuse, de la colonialité contemporaine dans nos banlieues (et ailleurs) et de la remise en cause des processus de négation de l’altérité au nom de valeurs ou de principes considérés comme supérieurs. On retrouve chez Juliette Sméralda les thématiques chères à Franz Fanon et à Paulo Freire que nous avons récemment explorées  dans un séminaire de REGARDS (http://dautresregards.free.fr) : le fatalisme, la violence auto infligée, la fascination pour les oppresseurs et le rôle libérateur, ou non, des intellectuels.

Comme on le constate, il n’est plus lieu de se crêper le chignon sur des critères esthétiques, cheveux lises ou crépus, mais bien d ‘appréhender l’historicité d’une question politique qui traverse les âges et les cultures et nous informe du degré de tolérance à l’altérité et de la qualité du dialogue interculturel auxquels est parvenu la société. Pour ce qui concerne notre société française actuelle on pourrait user de deux appréciations : « Peut mieux faire », « Ce n’est qu’un début, continuons le combat ».