Auteur | Marc Augé |
Editeur | A. Colin |
Date | 2013 |
Pages | 186 |
Sujets | Temps (philosophie) 1990-.... Anthropologie Philosophie 1990-.... Mondialisation Anthropologie 1990-.... |
Cote | 59.237 |
Marc Augé est un des représentants les plus connus de la troisième « époque » de l’ethnologie française. Après le temps de l’évolutionnisme du XIXe siècle et celui du structuralisme illustré par Claude Lévi-Strauss, au milieu du XXe siècle, l’auteur fait partie de cette génération qui, à partir des années 1960, et dans le sillage de Marcel Griaule, Michel Leiris puis de Georges Balandier, et sous l’influence du marxisme, a expérimenté le dédoublement de ses objets de recherche et est passée d’une anthropologie exotique (en Afrique pour ce qui concerne M. Augé) à une anthropologie domestique.
Après avoir observé les Alladian de la basse Côte d’Ivoire et en avoir tiré le remarquable Théorie des pouvoirs et idéologie (Hermann, 1975), l’auteur a consacré une partie de ses recherches au quotidien de nos vies, écrivant La traversée du Luxembourgen 1985, Un ethnologue dans le métro (1986, revisité en 2008) voire une Éloge de la bicyclette (2008). Plus proches des thématiques ici traitées, Marc Augé a également abordé, parfois avec une certaine provocation, le Génie du paganisme(1982), la sur modernité avec Non-lieux(1992), Le métier d’anthropologue(2006) et bien d’autres récits associant la description scientifique et la fiction, la part des rêves et les récits de voyages. Pour donner une idée de sa production, on peut relever que sa bibliographie comporte trente quatre titres d’ouvrages et que la diversité des thèmes traités a déjà en soi de quoi donner le tournis à plus d’un lecteur.
Marc Augé n’est pas un « touche à tout » mais un curieux de tout ce qui se présente à lui, dans une tradition normalienne qui a de beaux précédents en France. Son propos, Le monde global n’est plus d’une grande originalité même si, dans les usages scientifiques francophones, on préfère souvent l’adjectif mondial et le substantif mondialisation à global et globalisation, deux termes tenus pour plus fréquents dans l’anglais des Etats-Unis et dans la littérature économique ou financière qu’en anthropologie.
Quoiqu’il en soit, l’anthropologie contemporaine est familière des emplois et usages du diptyque mondial/mondialisation, global/globalisation ou du couple global/local et, au vu de l’état des travaux on peut considérer que la démarche de Marc Augé s’inscrit dans trois courants de recherches. La première est à l’échelle des sciences sociales dans un dialogue de l’anthropologie avec la sociologie, l’histoire ou la philosophie. La deuxième démarche est caractéristique de l’anthropologie sociale et s’inscrit dans la définition que Claude
Lévi-Strauss proposait en 1955 de notre ‘discipline’ comme visant à une connaissance générale de l’homme dans la totalité de son développement historique et géographique, avec donc une référence à une « mondialité » de fait. Enfin, la troisième démarche est ce colloque singulier que chaque anthropologue entretient avec son histoire propre, à la suite de Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme selon des observations de Claude Lévi-Strauss. C’est de cette histoire dont traite aussi notre auteur avec ses attentes, sa culture, ses angoisses aussi face au sentiment de déréliction qu’induit le monde contemporain et ce en particulier depuis une vingtaine d’années.
Son récit s’ouvre donc sur un rappel de ses premiers travaux chez les Alladian qui, comme les Wolof du Sénégal que je travaillerai quatre ans après, sont une société côtière esclavagiste qui a bénéficié du commerce transatlantique et s’est enrichie non seulement matériellement mais aussi symboliquement ainsi pour son système de parenté que notre auteur qualifie, p.19, de « hémi-harmonique ». Il propose l’idée que si les sociétés humaines reproduisent un certain nombre de principes d’organisation, elles ont aussi la possibilité de broder sur les thèmes de ce que Marc Augé préfère appeler une théorie sociale plutôt qu’une culture (p.23) et qui débouchera sur une anthropologie qui ne sera pas seulement comparative, mais aussi spéculative. J’aimerai citer ici une observation qui me semble bienvenue et que je partage: « jamais un ethnologue ne sera véritablement surpris, où qu’il soit ou quoi qu’il lise, par ce qu’il apprendra ou croira comprendre d’une culture » (p. 31). Une autre distinction pertinente, au moins pour élucider les choix de notre auteur, est de reprendre l’idée de trois démarches : « une ethnologie de séjour, une ethnologie de parcours et une ethnologie de rencontre » car ce sont ces trois expériences qui ont nourri la suite de l’ouvrage où Marc Augé privilégie des réflexions s’inscrivant dans l’espace puis dans le temps. C’est alors que la problématique de la globalité et de la globalisation prend toute son importance dans l’ouvrage sans qu’on puisse cependant y déceler des idées toujours neuves. J’ai cependant relevé au fil des pages des notations intéressantes. Par exemple, le référent planétaire est considéré comme une nouvelle utopie, la stratification sociale contemporaine distinguerait entre oligarques, consommateurs et exclus (p. 124) et l’approche des « non-lieux » conduirait, à travers « les temps morts », à la pratique d’une « anthropologie de la solitude » (p. 125). On trouvera aussi des réflexions sur la place des rites dans la société contemporaine et une lecture de l’art qui, en reproduisant le sens de l’événement et du commencement, ferait des artistes des ritualistes (p. 159).
Je suis pourtant insatisfait de la lecture anthropologique des droits de l’homme que l’auteur nous propose en fin de volume (p. 161-174) et où il nous parle abstraitement d’un homme générique, « entre sens et liberté » (p. 171) et d’une conception qui définirait l’autonomie et la dignité du sujet politique (p. 172) ce qui honore le penseur mais ne satisfait pas le citoyen du monde dès lors que notre auteur reconnaît qu’aucune régime politique ne réalise complètement son idéal (p. 173). Il prétend surtout que la théorie des droits de l’homme n’est pas une projection de l’impérialisme occidental, ce qui n’est que très partiellement vrai. Ainsi que j’en ai fait l’expérience à l’Institut international des droits de l’homme de Strasbourg où j’enseignais durant la décennie 1990, pour plusieurs centaines de millions d’êtres humains, les droits de l’homme sont bien d’origine occidentale, demeurent un outil de la domination politique de l’Occident et leur universalité reste, selon un distinguo du philosophe et anthropologue Raymundo Panikkar, un « requis » et non « un acquis ». Les droits de l’homme sont donc, selon la formule anglaise, un « work in progress ».
Il est toujours intéressant de lire un auteur disposant d’une grande érudition, d’une écriture subtile, du sens de la formule. Et il est vrai que, pour un anthropologue, les enseignements du premier terrain ne sont jamais épuisés. Il est donc légitime de « cent fois sur le métier remettre son ouvrage » selon une formule de La Fontaine, donc de reprendre et commenter des analyses qui ont déjà prêté à interprétations. Mais il faut que cette démarche s’appuie sur une pratique ethnologique originale, donc sur un retour au terrain, et propose des horizons prospectifs. En ces temps de crise sociale et morale, une anthropologie de la solitude ne saurait répondre à l’attente d’un mythe qui doit dépasser les contraintes de la surmodernité et oser un autre pacte démocratique et républicain à la lumière « idéologique » d’une « théorie des pouvoirs » contemporains.
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