Conférences sur le Japon de l'ère Meiji, 1907-1914

Recension rédigée par Frédéric Girard


Natsume Sôseki (1867-1916) est un homme de lettre et intellectuel qui, dans un sens, représente la conscience du Japon qui s’ouvre au monde de son époque. Il est à l’écoute de l’Occident, où il s’est rendu trois années, et en partage un grand nombre de valeurs modernistes, tout en s’interrogeant sur l’identité japonaise. Il a une solide formation littéraire poussée dans tous les domaines, chinois, japonais et anglais, et sa prose solidement charpentée épouse les formes traditionnelles d’expression auxquelles il sait donner un nouveau lustre. En tant qu’intellectuel, il a procédé à une sorte d’écrémage des valeurs surannées des deux côtés, avant de procéder à un retour réfléchi sur lui-même : il s’écarte des valeurs trop fidéistes du religieux sans pour autant partager la foi naïve du scientisme rationaliste. Sa formule d’ordre philosophique « Se départir de l’égo en épousant le Ciel (la Nature) » (sokuten kyoshi) indique ce double mouvement de défiance du subjectif et d’adhésion à des principes éclairés, qui plongent simultanément dans le Japon et l’Occident : de fait on ne lui trouve ni antécédent japonais ou chinois ni répondant occidental, mais elle réunit à merveille les deux cultures que Sōseki connaissait si bien. Ce mouvement de va-et-vient est caractéristique chez lui : pour ne prendre qu’un exemple, son scepticisme railleur à l’égard du Zen et de son Éveil dans le roman Mon, Le Portail, est pondéré par nombre de ses poèmes en chinois dont le thème est bouddhique ainsi que par l'indépendance d'esprit et l'autonomie économique qu’il attribue au moines Zen, modèle que l’écrivain et intellectuel moderne peut suivre en exerçant son métier par « divertissement » (pp. 206-207). De même, Sōseki s’attache à définir le Sublime à travers le comportement héroïque d’un guerrier comme Kusunoki Masashige ou un moine Zen tel Daitō kokushi. (pp. 103-105). Il n’est aucun intellectuel qui ne revienne à une lecture de Sôseki en tant que penseur pionnier honnête et sincère dans cette quête d’identité.

            Le présent recueil fait état de ce Sôseki intellectuel et penseur, en marge du grand romancier et est propre à l’éclairer. Il aborde six conférences données entre 1907 et 1914, traduites et présentées avec élégance et précision par un spécialiste de la littérature de Meiji, Olivier Jamet, excellent connaisseur par ailleurs de la littérature russe. Elles touchent à des questions de philosophie, d’esthétique et d’histoire civilisationnelle : les fondements philosophiques des belles-lettres, divertissement et métiers, la civilisation moderne japonaise, matière et forme, belles-lettres et éthique, sa conception de l’individualisme.

            Concernant l’homme de lettre et l’artiste, Sōseki pose la question de savoir ce qu’est le « sensible » par lequel il exprime ce qu’il pense, même s’agissant de choses immatérielles. C’est au travers d’émotions concernant les éléments sensibles, nature et êtres humains, que le sentiment esthétique épouse les formes de la poésie ou de la peinture (pp. 91-93). Il tâche de définir l’oeuvre d’art, en particulier la littérature contemporaine, par le Vrai et la Vérité, et non pas par le Beau, le Bien ou le Sublime, ainsi que le proposaient des philosophes comme Kant, très estimés au Japon à son époque (pp. 114-116), ou comme Zola en fournissait un modèle (pp. 130-139). Néanmoins, pour lui, les « trois énergies vitales » que sont la Vérité (shin), le Bien (zen) et la Beauté (bi) sont trois entités qui ne forment à leur terme ultime qu’une seule unité : Belles-Lettres et éthique finiront par se rejoindre et fusionner. (p. 321). L’homme de lettres est un être expérimenté qui, au moyen de l’écriture, brise les cloisons qui se dressent entre les hommes, et rejoint la réalité en décrivant « des points qui sont communs à la grande masse des gens ordinaires », concept en écho à Anton Tchekhov et met en évidence « l’homme ordinaire » de Sōseki (pp. 196-198) : n’est-on pas proche de « l’hommes sans qualité » de Robert Musil qui rappelle de son côté « l’homme véritable sans situation » du Zen ? La « civilisation » (kaika), littéralement un «  progrès par l’ouverture » n’a rien de figé comme le serait un cliché photographique : c’est quelque chose qui se meut, comme le train, la mouche, et permet aux forces vitales humaines de se révéler au grand jour. Cette énergie vitale comporte un pôle positif et un pôle négatif qui forment le tissu d’une civilisation en régime de croissance, selon des idées vitalistes qui avaient cours à son époque (pp. 218-220, 230-231). En dépit d’influences multiples, la civilisation du Japon s’est développée en suivant un processus qui, de manière relative, trouve sa raison d’être en elle-même. Et même si elle a fait des zigzags au contact brutal de l’Occident, au point d’en perdre presque son libre arbitre, elle n’est pas sans se ressaisir et progresser, à l’instar d’un « état de conscience », qu’il soit individuel ou collectif, qui développe une énergie vitale en combinant des mouvements ondulatoires (pp. 236-243).

La Restauration de Meiji (1868), qui entérine l’effondrement du régime militaire des Tokugawa (1603-1868), représente selon Sōseki une mutation où fond et forme auraient refusé que ce modèle guerrier se perpétue à tout jamais : c’est pourquoi il la qualifie non pas de Restauration mais de Révolution (kakumei), et de façon prémonitoire il prédit que dans le modèle actuel la forme divorcera du fond qui y est enfermé et que l’on constatera que le réceptacle explosera (p. 287-289). Attisé par une conscience aiguë et inquiète, en raison du contact avec une civilisation autre qu’il a éprouvée d’expérience, Sōseki après s’être frotté aux sciences et à la philosophie plus qu’aux lettres, a eu l’esprit rivé sur le mot d’ordre qu’il s’était donné à lui-même : « se recentrer sur soi-même » (jiko hon.i), traduit Jamet, « réintégrer son essence première, sa place originelle », pourrait-on également proposer. Le développement de l’individualité (kosei) que Sōseki propose passe par une expérience de l’autre avec lequel il importe d’entrer en un contact fécond, sans abus de pouvoir, et en se fondant sur une liberté humaine consciente de ses possibilités et responsabilités (pp. 352-353).

            Les réflexions de Sōseki sur la civilisation japonaise et la conscience humaine sont toujours personnelles, sans être moralisantes, et l’on n’y trouvera nulle érudition. C’est là que réside un des intérêts de sa lecture de nos jours pour qui veut comprendre le Japon d’aujourd’hui comme des temps passés. Entre philosophie et littérature, genre particulièrement prisé au Japon depuis les temps anciens, ces essais de Sōseki méritent un détour attentif.

            L’ouvrage est élégamment écrit, les traductions sont de bonne facture, parfois un peu trop littérales, les notes destinées à l’intelligence du texte se cantonnent au suffisant, tandis que d’autres sont plus érudites. La bibliographie ne laisse transparaître qu’une partie des lectures de l’auteur. De lecture agréable et fluide, cet ouvrage est l’un des plus riches et stimulants non seulement sur l’époque considérée mais également pour appréhender l’histoire de la culture japonaise.