Edward W. Said, l'humaniste radical : aux sources de la pensée postcoloniale

Auteur Fred Poché
Editeur Cerf
Date 2013
Pages 190
Sujets Said , Edward W.
1935-2003

Critique et interprétation

Postcolonialisme
Cote 59.362
Recension rédigée par Jean Nemo


Il n’est pas sûr qu’Edward Said, contrairement à ce qu’affirme la 4ème de couverture, soit « trop peu connu en France », la bibliographie de ses ouvrages traduits en français n’est pas négligeable, même si elle ne représente qu’une partie de l’ensemble de son œuvre. On admettra cependant que s’il fut assez bien connu de par le vaste monde, à plusieurs titres, le public français ne l’ait plus très présent à l’esprit, une décennie après sa disparition, en 2003.

Auquel cas, l’ouvrage de F. Poché arrive à point pour combler une lacune, d’autant plus qu’il est le premier en langue française, semble-t-il, à proposer une bonne et large biographie et surtout une analyse approfondie d’une partie importante de son action, celle qui marqua d’une pierre blanche l’apparition d’une forme de pensée, le « postcolonial ».

On rappellera qu’Edward Said, est né en novembre 1935, en Palestine, à Jérusalem, d’un père palestinien et d’une mère libanaise, dans une famille chrétienne, aisée, voire riche. Jusqu’à l’âge de douze ans il a vécu en Palestine et au Caire, il y a poursuivi sa scolarité dans de bonnes écoles anglaises. En 1948, il entre avec sa famille dans la catégorie des « expulsés » palestiniens, quoiqu’en aient dit certains de ses détracteurs qui contestent ce qualificatif. Expulsé suffisamment aisé, pourtant, pour continuer des études secondaires et supérieures brillantes, au Royaume-Uni et en Amérique, dans de bonnes conditions, malgré quelques difficultés d’adaptation.

À partir de 1963, après un doctorat à Harvard, il rejoint l’université de Columbia où, devenu citoyen américain, il enseignera comme professeur de littérature anglaise et comparée, jusqu'à sa mort. Il collectionne les doctorats honoris causa des meilleures universités, reçoit de nombreux prix. Excellent musicien, il est notamment un grand ami de Daniel Barenboïm, avec qui il crée un orchestre symphonique composé d'Israéliens et d'Arabes. On se souviendra au passage que le grand chef d‘orchestre argentino-israélien s’est également réclamé, dans les années 2000, de la nationalité palestinienne.

La brillante carrière universitaire, musicale, littéraire d’Edward Said suffirait à en faire l’un des intellectuels les plus remarquables de sa génération. À partir de la guerre des six jours, en 1967, parallèlement à une évolution intellectuelle et de recherche sur les rapports entre la littérature et l’histoire, il prend progressivement d’abord, plus activement ensuite, parti dans la problématique palestinienne, au point de rejoindre en 1977 le Conseil national palestinien. Ce, malgré les conseils familiaux et la défiance de ses collègues universitaires américains qui, presque en totalité, soutiennent la cause d’Israël. 

Dans son premier chapitre, « Parcours d’un intellectuel à la pensée métisse », F. Poché rappelle naturellement ces éléments de biographie. Il souligne notamment les engagements pour la Palestine et la volonté constante d’exercer une pensée critique qui refuse les formules et idées toutes faites et tout esprit conventionnel. Plus précisément, la pensée métisse qu’il prête à son personnage permet à ce dernier d’affiner et de nourrir cette attitude critique. Pensée métisse parce que, bien qu’issu d’un milieu familial indubitablement arabe, chrétien, il n’a jamais étudié dans sa langue natale, qu’il découvre avec passion à la fin des années 1960 à travers la littérature arabe, moderne et ancienne. Deux auteurs le marqueront : Al-Ghazâli et Ibn Khaldûn.

Mais dans son ouvrage, après avoir dressé un tableau biographique raisonnablement exhaustif, F. Poché cible d’abord et avant tout le fondateur du post colonialisme moderne.

Jusqu’à la parution de l’ouvrage le plus connu d’E. Said, « L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident », en 1978, la formule « post colonialisme » ou « post colonial » visait très naturellement la période d’après les indépendances, dans les années cinquante et soixante, de la quasi-totalité des pays anciennement colonisés. Bien qu’il n’en soit pas le seul précurseur, il est communément admis qu’à partir de cet ouvrage, un sens différent est donné à la formule. Dorénavant, le « post colonial » désigne une approche nouvelle de l’histoire et de la signification du colonialisme : celle du discours tenu pendant des siècles par les Occidentaux à propos du reste du monde, monde réinventé en fonction de l’idée et des images qu’ils s’en faisaient. Et, en inévitable contrepartie, l’étouffement des discours que les différentes civilisations et cultures de ce reste du monde tenaient sur elles-mêmes et sur les autres, en particulier les colonisateurs.

F. Poché procède donc à une analyse approfondie de la pensée et des écrits d’E. Said pour autant qu’ils concernent ce concept de postcolonialisme. Concept complexe, car si Arabes et Musulmans ont parfois voulu voir dans l’ouvrage de fondateur de Said une « défense et illustration de l’islam et des Arabes », celui-ci s’est toujours opposé à ce genre de catégorisation. Pour sa part, il affirmait «n’avoir ni l’intention ni la capacité de montrer le véritable Orient et le véritable islam », notions ne découlant « d’aucune réalité stable… ». En d’autres termes, il affirmait, visant spécifiquement les puissances impérialistes ou coloniales, que les œuvres intellectuelles et littéraires qui y ont été produites aux XIXe et XXe siècles, y compris les plus brillantes, ont contribué à la création d’un « orientalisme », par conséquent d’un Orient, inexistant ailleurs que dans une culture « occidentale » imbue de sa supériorité. Ce faisant, il emboîte le pas des Leiris, Césaire et autres Fanon (ce dernier n’est pas cité par F. Poché), contempteurs d’abord de l’ethnocentrisme, ensuite du regard porté par l’Occidental sur le reste du monde, enfin, comme conséquence naturelle, de la captation colonialiste des cultures autres et par définition situées à des niveaux inférieurs et privées de leurs voix.

La démarche d’E. Said est cependant originale et significativement différente de celle de ces prédécesseurs. F. Poché l’analyse ainsi.

Dans un chapitre consacré à la représentation du « monde arabe » dans le passé, il traite des discours anciens (à partir notamment de 1312 au concile de Vienne puis de l’aventure bonapartiste à la fin du XVIIIe siècle) qui aboutissent à « orientaliser l’Oriental ». C’est alors que « la spécialité de l’orientaliste se trouve, ainsi, mise au service de la conquête coloniale ». Or, selon E. Said, « on se leurre en supposant que des livres, des textes, peuvent aider à comprendre le « désordre grouillant » de la vie humaine ». Et de citer l’exemple de Don Quichotte et le danger d’appliquer sans recul aucun à la réalité ce que l’on a appris dans les livres. La liste des écrivains et philosophes ayant contribué au XIXe siècle à cet orientalisme fantasmé est longue, Hugo, Nerval, Goethe, Flaubert, Hegel, Marx, les uns de façon positive, les autres et notamment les philosophes, de façon plus péjorative.

On passe dans le chapitre suivant à « l’orientalisme moderne et contemporain », alors que l’expansionnisme européen conduit à  porter le regard au-delà des pays arabo-musulmans. Sont convoqués à nouveau Flaubert, ses « idées reçues » et Salammbô, Sacy, Renan et Marx. Les historiens sont mieux et plus objectivement informés. Mais «les découvertes objectives de l’orientalisme sont conditionnées par le fait que ses vérités se trouvent incarnées par le langage ». Et par des idées qu’il véhicule, toutes et préalablement faites sur « la dégénérescence et son inégalité [de l’Orient] vis-à-vis de l’Occident [qui] se sont associées avec les fondements biologiques de l’inégalité des races ». Environ 60 000 livres sur ou à propos de l’Orient auraient été écrits entre 1800 et 1950 par des voyageurs, des écrivains, des historiens et géographes, alors qu’il en existe fort peu « d’Orientaux » sur l’Occident. « L’orientalisme se révèle à la fois agression, activité, jugement, volonté de savoir et connaissance ».

Plus récemment (à partir des années 1940-1950), « les Arabes passeront donc d’une sorte de stéréotype de nomades montés sur des chameaux à une caricature classique qui les représente comme l’image même de l’incompétence et de la défaite ». « Dans la logique des « spécialistes » qui s’intéressent à  l’Orient, l’orientaliste décrit et l’Oriental est décrit ». Le second reste donc muet et passif. E. Said en tire la conclusion que le discours de l’orientaliste est l’expression d’un langage dumythe.

E. Said n’était pas un homme de simplifications. Il a porté sur sa recherche un regard critique, ne souhaitant pas être classé comme idéologue à une voix. Selon lui, « des mots comme « Orient » et « Occident » ne correspondent à aucune réalité stable d’un fait naturel ». Il en résulte que « la construction d’une identité s’articule à l’exercice du pouvoir dans toute société ».

D’où le chapitre intitulé « Impérialisme, pouvoir et culture », suivi pour terminer de « Culture, politique et résistance ».

Bizarrement, le premier de ces chapitres traite d’une part du sionisme (selon une approche compréhensive), d’autre part des critiques faites à l’approche d’E. Said (c’est même le seul endroit de l’ouvrage où l’on s’étend sur ce sujet). Les unes relèvent d’une incompréhension, l’intéressé étant supposé vouloir enfermer l’Arabe dans une sorte de pérennité statique, alors que sa démarche est clairement inverse. D’autres se posent la question de savoir si le « domaine de la représentation se révèle incapable d’atteindre la vérité » et si le point de vue « personnel » d’E. Said aurait plus de valeur que celui des orientalistes. D’où le problème de l’interprétation : nul ne conteste les faits concrets relatifs aux guerres du Premier Empire, en revanche la discussion reste ouverte de savoir si Napoléon fut – et selon quels critères ? – un bon ou un mauvais souverain pour la France. En analysant les ouvrages de Flaubert, Dickens, Conrad ou Camus, E. Said, conclut qu’ils portaient une idéologie contribuant à des mythes colonialistes mais il ne porte pas de jugement sur les auteurs, puisqu’ils étaient « de leur temps » et de leur milieu. Sa pensée est à l’opposé du « choc de civilisation » réducteur puisqu’il défend plutôt une approche beaucoup plus relativiste, faisant des cultures des concepts nécessairement hybrides, hétérogènes et variables avec le temps.

Cela n’empêche pas de rappeler, dans le second chapitre, qu’E. Said célèbre une « culture de la résistance », fondée sur des langues nationales, une conception alternative de l’histoire humaine, l’apparition de « nationalismes » souvent nouveaux, instruments de réaction à une ingérence occidentale envahissante et souvent méprisante. « L’impérialisme a laissé croire aux peuples qu’ils se réduisaient à n’être que des Blancs, des Noirs, des Occidentaux ou des Orientaux. Or, de même que les peuples font leur histoire, ils constituent également leur culture et leur identité ».

Il ne peut être question ici d’ouvrir un débat, nécessairement complexe, probablement passionnant, sur E. Said lui-même, ses idées et ses actes, encore moins sur le « postcolonial » dont il est considéré comme l’un des fondateurs. En revanche, on reconnaîtra à F. Poché le mérite d’avoir présenté au lecteur de langue française un exposé clair et convaincant de cette pensée.

Une seule et vénielle réserve : l’analyse est étroitement liée au personnage et à ses positions à la fois coupantes et nuancées. Malgré la présentation de quelques unes des critiques adressées à E. Said, F. Poché lui-même s’en tient à l’exposé et n’aborde pas la discussion. Ce n’était sans doute pas son objectif et tel quel, son ouvrage sera fort utile à qui s’intéresse ou s’intéressera à la fois au personnage et à son « humanisme radical ».