De la domination à la reconnaissance : Antilles, Afrique et Bretagne

Recension rédigée par Jean Nemo


La couverture de l’ouvrage « annonce la couleur », si l’on ose dire. L’on y voit, inspirée d’une affiche de 1981, « Bal antillais », Bécassine dansant avec un négrillon que ne renierait pas l’illustrateur de « Y’a bon Banania ».

Ouvrage collectif d’ « Ermine » (équipe de recherche sur les minorités nationales et les ethnicités) de Rennes 2, vingt-deux auteurs y ont contribué. On compte parmi eux des célébrités comme Albert Memmi, Édouard Glissant, auxquels ont été empruntés des textes déjà publiés, des universitaires connus et une majorité de jeunes chercheurs.

Un tel ouvrage se doit d’avoir un fil conducteur afin d’éviter trop de décousu. Celui-ci se décline en quatre parties, dominer, résister, se penser, conceptualiser.

On ne peut tout résumer ni même tout présenter des vingt chapitres d’un tel ouvrage, par nature disparates même s’ils sont fidèles au fil directeur. Les contributions relatives aux vrais colonisés, Africains, Antillais, sont de bonne tenue. Mais tant dans l’introduction que dans la conclusion, Ronan Le Coadic montre bien que le vrai sujet de l’ouvrage est sans conteste la Bretagne et ses Bretons, accessoirement ces autres « colonisés » que sont les Irlandais et les Québécois, 

 On lira par exemple avec intérêt, le réjouissant article sur « Bécassine et Banania : destins croisés » : il s’agit de la mise en parallèle, des années 1900 au courant des années 1950, d’illustrations publicitaires, de journaux, de cartes postales, d’individus bretons ou noirs, de scènes « folkloriques » des mêmes en groupes pittoresques sur  fond de mosquées ou de petites églises de campagne, de Bretons et d’Africains reconnaissables à leurs habits exotiques, perdus dans les banlieues des grandes villes et y faisant tache, sans jeu de mots, dans un environnement souvent misérable. L’ouvrage ne le mentionne pas, mais la Bécassine de nos parents et grands-parents, encore en bonne place des ventes de livres aujourd’hui, fit l’objet de furieuses campagnes dans la presse bretonne, en son temps, parce que ridiculisant Bretons et Bretagne à travers le stéréotype de la lourdaude maladroite et soumise…et bien caractérisée par son costume breton.

À première vue cependant, les trois régions, pays ou continents convoqués n’ont pas grand-chose de commun, entre autres ni la couleur ni l’histoire.

Ce serait oublier qu’à partir des Chouans et jusqu’au début du XXe siècle, historiens (Michelet), écrivains (Victor Hugo, Flaubert, Zola…), mémorialistes, essayistes (André Siegfied) ont traité des Bretons comme l’on traitait alors souvent des Africains et des Afro-américains : une sous-humanité superstitieuse, inculte comme tous les Celtes, émotive et impulsive, incapable de rationalité, voire dégénérée sur ses tas de fumier. Et de la Bretagne comme d’une « colonie intérieure » (formule datant du début des années 1960 et notamment théorisée en 1967 à propos de l’Occitanie). Un poète satiriste a même écrit, en 1903, que le Breton, « c’est le nègre de la France ».

Il existe certes, entre les « Nègres blancs » et les vrais colonisés de couleur noire des différences essentielles : les Bretons n’ont connu de l’esclavage, à travers Lorient et surtout Nantes, que la traite pratiquée sur  leurs bateaux négriers. En théorie au moins, ils ont été au cours du XVIIIe siècle sujets du roi comme tout autre régnicole, puis citoyens de plein exercice. Alors qu’Africains et Antillais ont payé un lourd tribut à la traite négrière et n’ont accédé à une citoyenneté de « plein exercice » qu’à partir de l’après-guerre, non sans précautions (le double collège dans les Territoires d’outre-mer notamment africains).

Après avoir été prospère depuis le XVIe siècle, la Bretagne a connu à partir de la fin du XVIIIun « effondrement économique généralisé » qui durera jusqu’au milieu du XXe. Certes moins forte que l’émigration au cours de la même durée des Irlandais, l’émigration bretonne vers les villes et la région parisienne est significative, vers aussi les Amérique où plusieurs centaines de milliers d’entre eux allèrent chercher une vie meilleure.

Dans le même temps, la bourgeoisie urbaine, petite ou grande, se « francisait » et tendait à laisser aux campagnes et aux faubourgs la pratique d’un breton qui s’abâtardissait, et qui fut considéré souvent comme l’instrument d’une puissante Église pour maintenir le petit peuple dans l’obéissance, voire dans l’obscurantisme.

L’ouvrage, se contente d’une brève allusion aux premières revendications modernes de la reconnaissance de la spécificité bretonne au sein de la « grande patrie », pour les moins révolutionnaires, de la captation par une France jacobine d’un duché lié à elle par traité, pour les plus revendicateurs d’autonomie, voire plus. Pourtant, tant à la droite traditionnelle qu’à une gauche en train de devenir socialiste, les revendications d’une personnalité bretonne distincte de la personnalité française n’ont pas manqué à partir des débuts de la troisième République. La relève a été prise entre les deux guerres par des mouvements ouvertement autonomistes sinon indépendantistes. Là encore, impliquant une droite traditionaliste, pactisant bientôt, en partie, avec une certaine forme de fascisme, dont une petite minorité s’est ralliée à l’occupant allemand, et une gauche se réclamant du socialisme, parfois proche des communistes.

La Bretagne est encore presque bilingue, peut-être plus pour très longtemps. Elle l’était bien plus avant 1945, lorsque, en Basse-Bretagne près d’un million deux cent mille de ses habitants parlaient breton entre eux. Les populations de langue française, en Haute-Bretagne étaient partagées entre le français de tout le monde, surtout en ville, et le gallo, surtout à la campagne. Comprendre les revendications des uns et des autres n’est alors pas simple.

Il eût peut-être convenu de traiter plus à fond de cette période historique pendant laquelle, tant sur les plans sociologique et linguistique que sur le plan politique, la Bretagne et les Bretons pouvaient être rapprochés des « colonisés » pour une bonne part de leurs revendications. Les tentatives, aujourd’hui presque abouties, d’unifier en une langue moderne un breton dispersé au XIXe siècle en nombre de parlers locaux (tout comme le fut le français jusqu’à une certaine ordonnance de Villers-Cotterêts sous François Ier puis au siècle suivant la création du gendarme de la langue, l’Académie Royale), ont duré près de trois quarts de siècle. Il est dommage de ne pas avoir retracé cette revendication linguistique et la modernisation certaine d’une langue désormais apte à s’exprimer dans et sur le monde moderne. D’autant plus que « Ermine » dépend d’un département de langue et culture bretonnes à l’Université Rennes 2.

Comme il a été dit, sur le plan politique, la plupart des revendications à la reconnaissance d’une identité bretonne, au sein, voire hors du sein de la République, se sont exprimées entre 1880 et 1950, il eût valu la peine d’en dire au moins quelques mots. Certes, et c’est la seule partie de l’histoire que considère l’ouvrage, des mouvements tardifs, à partir de 1960 (l’UDB, le FLB entre autres, le second versant dans la clandestinité accompagnée de quelques attentats, ont été plus ou moins actifs). Ils se sont inspirés de la dialectique tiers-mondiste ou des écrits de Frantz Fanon. Il est rapidement apparu qu’ils n’étaient plus en phase avec leur « vrai pays ». Quelques évènements récents montrent cependant que la Bretagne sait encore se tourner vers des symboles du passé pour manifester à la fois une personnalité sourcilleuse et son esprit frondeur à l’égard des Jacobins de Paris. Mais il ne s’agit évidemment plus de réflexes de « colonisés ».

Sous ces réserves, l’ouvrage peut et doit intéresser tout lecteur désireux de comprendre comment et pourquoi des schémas paternalistes ou méprisants des sept ou huit décennies de l’Empire français à l’égard d’une partie au moins des colonisés ont été étendus à d’autres populations hexagonales et en principe non colonisées, les Bretons en premier.

Le lecteur pressé lira l’introduction et la conclusion de Ronan Le Coadic, solides et résumant bien l’esprit et le contenu de l’ouvrage. Il pourra ensuite, à l’occasion de ses loisirs, reprendre une promenade à travers la vingtaine de contributions.