L'invention d'un architecte : le voyage en Orient de Le Corbusier

Recension rédigée par Henri Marchal


En mai 1911, âgé de 24 ans, Charles-Édouard Jeanneret – alias Le Corbusier – débute son Grand Tour initiatique. Le voyage le mène de l’Europe centrale aux bords de la Méditerranée. Il le conduit vers les sites et les monuments les plus célèbres. Cette expérience mémorable aiguise sa vocation et alimentera sans cesse sa créativité. Cent ans après, lors de ses XVIIe Rencontres tenues à Istanbul, Athènes et Naples, la Fondation Le Corbusier a souhaité par une quarantaine de contributions examiner le rôle de cet épisode formateur dans son œuvre d’architecte et d’artiste.

Au cours d’un itinéraire méthodiquement tracé, Le Corbusier remplit des carnets de croquis annotés, exécute des centaines de dessins, prend un grand nombre de photos et multiplie les lettres à ses parents et amis, où il consigne ses impressions. Le récit qu’il en a rédigé sera révisé et publié en 1966 peu avant sa mort sous le titre « Le Voyage en Orient ». L’un des mérites qui seront reconnus à l’ouvrage est sa valeur littéraire à laquelle son auteur, soucieux par ailleurs de sa qualité d’« homme de lettre », était très attaché.

Le voyage exerce une double influence sur le jeune homme. Il oriente le développement de son identité artistique, même si les retombées de cette étape déterminante doivent attendre après la faillite de sa carrière d’homme d’affaires et la fondation de la revue L’Esprit nouveau. Mais l’intérêt essentiel du voyage est la manière dont l’architecte a appris à voir avec les yeux.

Cette leçon d’architecture qui demeure d’actualité a servi son processus de conception tout au long de sa vie d’architecte. La régularité des formes devient un principe représentatif de son idée de la perfection qu’il décèle dans l’harmonie du Parthénon et la géométrie de la maison pompéienne. Il ne s’intéresse pas aux solutions apportées à un problème spatial mais il cherche à comprendre la manière dont il est posé d’une culture à l’autre pour pouvoir le poser ensuite autrement. Son potentiel créatif se nourrit de références culturelles qui modèlent sa réinterprétation de la réalité présente. Il est fasciné par les jeux de pleins et de vides observés dans la mosquée ottomane qui lui rappelle la théorie moderniste de Paul Cézanne : « il faut traiter la nature selon le cube, la sphère et le cône ». La Grèce lui sert de modèle pour un rapport fécond de la lumière et des matières. Au Mont Athos, il découvre l’équilibre avec la nature et la relation avec le paysage et l’horizon. Les Balkans le séduisent par l’omniprésence de la couleur et la vigueur authentique des arts populaires. Sa pensée urbaine (qui se réalisera à Chandigarh) tire son inspiration de la physionomie de Rome, faite de volumes et de blocs séparés, verticaux et horizontaux.

Sous la direction de Roberta Amirante, Burcu Kütükçüoglu, Panayotis Tournikiotis et Yannis Tsiomis, ces Rencontres ont souligné combien le contact direct avec les lieux, les paysages et les traditions rencontrés au cours de ce périple enrichissant a façonné la personnalité de Le Corbusier, a décidé de sa vocation d’architecte et a servi de guide à son invention architecturale.