Auteur | Leïla Temime Blili |
Editeur | Script |
Date | 2022 |
Pages | 301 |
Sujets | Harems (appartements) Tunisie Histoire |
Cote | 66.584 |
Après le magistral « La Régence de Tunis 1535-1666, Genèse d’une province ottomane au Maghreb » (Script 2012) impressionnante et brillante fresque historique, et « Deys et Beys de Tunis 1666-1922 » (Script 2017), la grande historienne tunisienne Leïla Témime Blili nous livre le troisième tome de la trilogie « sous le toit de l’Empire » « Les femmes de la maison houssaynîte » (Script 2022), recherche historique inédite sur la société des femmes du harem sous les règnes des beys husseinites.
Un travail de recherche impressionnant permet de dresser le portrait de dizaines de femmes (épouses de Beys, princesses, odalisques, captives, femmes libres) mais aussi d’identifier leur rôle social en listant parfois leurs actes de générosité, la gestion de leur patrimoine et de leurs fondations charitables, grâce à des documents d’archives nombreux y compris grâce aux rapports de consuls étrangers qui cherchaient parfois à percer les mystères du harem.
La première chose à noter est que, loin d’obéir à la conception fantasmée de la littérature orientaliste, le harem n’est pas le lieu des favorites et des plaisirs sexuels. Au demeurant sur cette longue période, peu de Beys se signalent par leur frivolité et leur luxure et ceux qui sont décrits pour avoir délaissé les devoirs de l’État par aveuglement amoureux sont plutôt homosexuels. Le harem décrit ici est l’ensemble de la société des femmes de la Cour : mères du Bey, tantes, sœurs, cousines, princesses, esclaves, captives, belles-filles, épouses, concubines et favorites. Ce que l’auteur fait apparaître de manière frappante, c’est comment cette société des femmes joue un rôle considérable dans l’établissement et le maintien du régime husseinite et l’importance que lui accordent les Beys comme un cœur du régime, ce qui confère d’ailleurs à certaines de ces femmes un rôle considérable.
Les femmes jouent par exemple un rôle précieux pour l’établissement de fondations charitables (habous) et la liste très codifiée de leurs dons montre leur rôle pour assurer la popularité des Beys. Maus surtout, on voit que la gestion de la société des femmes est pour la dynastie une affaire d’États car on attache une importance considérable aux alliances. Les mariages sont autorisés ou refusés par le Bey ou par les figures féminines puissantes avec des arrières pensées étroitement liées à l’identité du pouvoir. Le plus frappant est le refus absolu d’une dynastie représentante de l’empire ottoman à accepter les mariages avec les tunisiens autochtones « arabes ». Les Beys et les princes épousent des captives, des odalisques italiennes, grecques, sardes, circassiennes, géorgiennes, converties ou pas. Huit Beys sont ainsi les fils de captives ou d’odalisques. L’une d’elle, la femme du premier Bey husseinite, est d’ailleurs une captive de prestige puisqu’il s’agit d’une fille capturée par des corsaires de la célèbre famille régnante de Gênes, les Doria. Les princesses ont également interdiction d’épouser des autochtones et sont mariées à des esclaves mamlouks kurdes, grecs, géorgiens qui occupent les plus hautes fonctions militaires et civiles. Même à l’intérieur de cette société fermée aux autochtones, on évite que le jeu des alliances arrive à renforcer le poids de telle ou telle famille. En effet, si les princes épousent des esclaves ou des étrangères sans famille et les princesses des mamlouks étrangers sans famille, il devient difficile que se constituent des alliances familiales qui pourraient faire ombrage au Bey et même au système de pouvoir. On assiste sur deux siècles à une véritable stratégie matrimoniale et presque génétique d’un pouvoir d’État, à dominante militaire et financière, attentif à maintenir sa spécificité par rapport à la société locale. Le système reposait en grande partie sur la possibilité de se fournir en hommes et en femmes par une sorte de traite des blancs d’abord par la course, puis dans l’Empire ottoman. Avec l’abolition de l’esclavage en 1846, la chute de l’empire ottoman, avec à la crise financière de la Régence de Tunis, et enfin avec le protectorat français, l’équilibre du système ne pouvait que se rompre.
De manière encore plus frappante, alors que la noblesse royale turque refuse de se compromettre avec la bourgeoisie autochtone, celle-ci ne veut pas non plus donner ses filles ou ses fils à cette noblesse : dans les classes autochtones, aussi bien populaires que bourgeoises, la femme tunisienne est déjà très libre, la polygamie est très rare et intégrer le cercle des femmes de la noblesse turque, avec les contraintes très strictes du complexe système de gestion patrimoniale, paraît aux femmes tunisiennes comme une régression.
Le livre montre à la fois que le régime beylical a montré son incapacité à nouer des alliances matrimoniales avec la société autochtone et à faire une nation en renonçant à la fiction ottomane, mais on peut penser aussi que la constitution d’une monarchie militaire et constituée presque ethniquement en caste n’a pas été pour rien dans la constitution d’un État tunisien séculier fort et stable.
A cet égard, puisque le regard sur les pays arabes et du Maghreb est souvent obscurci par les clichés religieux, il est très intéressant de constater en creux dans ce livre, et par comparaison avec les remontrances de Bossuet au roi de France ou à celles de la Papauté à Henri VIII que pendant ces deux siècles de mariages, de répudiation, d’unions aussi avec des captives chrétiennes, jamais un quelconque clergé ou aucune considération religieuse n’intervient dans la gestion du harem, et des choix de la Cour, preuve d’une sécularisation de fait beaucoup plus avancée qu’en Europe.