Au début de 1805, le gouvernement du Tzar Alexandre 1er, désireux de conclure un traité de commerce avec la Chine, décida d'envoyer une ambassade auprès de l'empereur Jiaqing à Pékin. Il s'agissait d'obtenir du Céleste Empire la possibilité d'échanger les fourrures de Sibérie contre du thé, du coton et des draps, de se faire accorder la liberté de navigation sur l'Amour ainsi que la franchise du commerce à Canton. Dans sa préface, Michel Cadot nous rappelle que la venue de cette ambassade, qui fut pourtant un échec, avait été sollicitée par le bureau des relations extérieures de l'empire du Milieu. (li-Fan-Yuan).
Appartenant à une illustre famille de diplomates, le comte Iouri Alexandrovitch Golovkine fut placé à la tête de cette importante mission qui ne comptait pas moins de 124 membres parmi lesquels le général Von Schubert, chef de l'état-major, le colonel du génie d'Auvray officier d'origine saxonne et probablement descendant de huguenots du Refuge et le comte Jan Potocki, écrivain et savant polonais de langue française, passé au service de la Russie, membre de l'Académie des sciences de Petersbourg, auquel ses récits de voyages et ses ascensions en montgolfière avaient déjà valu une certaine célébrité: il était responsable de la partie scientifique de l'expédition.
Le narrateur du présent récit (21 mai 1805-14 mars 1806) fut un capitaine d'état-major de 27 ans, Alexander Amatus Thesleff, dont la famille, originaire de Lübeck, s'était fixée à Vyborg vers la fin du XVIe siècle. En 1720, Vyborg tomba aux mains des Russes et les Thesleff, de Suédois qu'ils étaient, se comportèrent dès lors en féaux sujets du Tzar de Russie. Alexander Amatus avait étudié le dessin et l'art des fortifications. Versé dans l'astronomie et la géodésie, il avait participé, sur les instructions de Von Schubert, à des observations en Mer Blanche. Il fut désigné pour servir sous les ordres du colonel d'Auvray avec qui il ne fut pas toujours en parfaite intelligence (non plus qu'avec Schubert pp. 84-86). Il était chargé des observations astronomiques et de l'établissement des feuilles de route. Il devait également calculer les distances entre les étapes en comptant les tours de roue. (Nous supposons que sa voiture était équipée d'un compte-tours ?) L'original de son récit de voyage est conservé à la bibliothèque suédoise d'Helsinki et a été traduit de l'allemand par les soins de Michel Cadot.
Le compte-rendu du voyage d'aller à travers la Russie est sans grande originalité. Thesleff fit tout le trajet en britchka, calèche légère attelée de quatre chevaux de poste, dans laquelle il passa souvent la nuit. On lira pp. 23-31 une étrange description de l'étape à Moscou, qualifiée « d'ancienne cité résidentielle ». La réception chez le gouverneur militaire ne manque pas de piquant. En réponse à une question de ce haut dignitaire, le colonel d'Auvray lui déclare sans ambages que les routes de sa circonscription sont les pires de toute la Russie. Les descriptions de Nijni-Novgorod, de Kazan et d'Irkoutsk ne sont pas sans intérêt, non plus que celle d'une étape dans la petite ville sibérienne de Tomsk où le gouverneur donna une réception avec bal (pp. 77-83). La traversée du lac Baïkal sur une galiote (?) n'est pas relatée avec une grande clarté (pp. 124-128). L'étape d'Irkoutsk ne dura pas moins de 19 jours.
L'ambassade allait séjourner ou plutôt piétiner pendant deux mois et dix jours dans la bourgade frontalière de Kiakhta-Troïtzkosavzk en attendant que parvinssent les ordres et laissez-passer du gouvernement chinois. Puis, le 20 décembre 1805, elle put poursuivre sa route à travers la steppe mongole dans des conditions pénibles et par un froid mordant, même pour des Russes. (Le surlendemain du départ, on apprit la nouvelle de la défaite d'Austerlitz). Après douze jours d'épreuve, le 2 janvier 1806, la caravane, qui s'étendait sur une dizaine de kilomètres, finit par atteindre Ourga, aujourd'hui Oulan-Bator, capitale de la Mongolie Extérieure. Et ce fut là le terme du voyage.
Marche septentrionale de l'Empire, la Mongolie était alors placée sous l'autorité d'un prince de la dynastie mandchoue, le Wang, qui avait rang de vice-roi et était flanqué d'un gouverneur civil, l'ambuni. Les chefs traditionnels (Khans) avaient gardé une certaine autorité mais l'ambassade ne les approcha pas. Un incident de protocole fut, dès le 4 janvier, la cause, ou plus probablement le prétexte, de cet échec. Invité à déjeuner chez le Wang, Golovkine fut prié de faire révérence devant l'effigie de l'empereur. Il lui fut effectivement demandé, ainsi qu'à toute sa suite, de se prosterner trois fois devant deux caisses drapées d'un tissu grossier figurant l'empereur de Chine. Il refusa de se plier à cette exigence et l'entretien prit fin par de longs pourparlers. Il s'agissait probablement d'une répétition générale du cérémonial auquel il devrait se conformer à la cour de Pékin, ceci afin d'éviter tout impair. L'ambassadeur refusa derechef, fit un éclat et sortit furieux.
À partir de cet incident, les relations se détériorèrent. Il y eut encore quelques conversations entre l'ambassadeur et les autorités locales, mais l'attitude des Mongols devint de plus en plus malveillante. Il fut un temps question de dépêcher un émissaire à la cour de Pékin. Les cadeaux qui avaient été destinés à l’Empereur, parmi lesquels se trouvaient des miroirs et quatre montres de précision de grande valeur, étaient encore entreposés à une quinzaine de verstes d'Ourga sur la route de Chine. Ils furent rapportés et remis à l'ambassadeur. Thesleff n'appréciait nullement le séjour d'Ourga et trouvait pénible la vie dans une iourte enfumée et mal chauffée, (on ne leur donnait plus de charbon, mais un bois de chauffe humide qui produisait beaucoup de fumée) par un froid rigoureux. Tantôt il jugeait les Mongols comme de braves gens, doux et aimables, tantôt il les qualifiait de « maudits chiens », espérant que l'Empire russe tirerait un jour vengeance de leur comportement (p. 182). Il mit ce séjour forcé à profit pour procéder à d'intéressantes observations astronomiques, relevant la position d'Ourga.
Pour le capitaine Thesleff, l'heure de la délivrance sonna le 3 février 1806 quand la mission prit la route du retour. En fait, il savait depuis le 29 janvier qu'un courrier de Pékin était arrivé, avec des instructions demandant à l'ambassade de regagner la Russie. Au départ, quelques Mongols crièrent des invectives, mais les choses n'allèrent pas plus loin. Le trajet se fit par le même chemin qu'à l'aller. Le jeune officier avait eu la satisfaction de s'entendre dire par Potocki que grâce à ses travaux, l'expédition n'avait pas été un échec complet.
Thesleff fit par la suite une brillante carrière qu'il termina comme général et vice-chancelier de l'université d'Helsinki. Eduqué en Finlande, de confession luthérienne, polyglotte, mais de langue et de culture allemandes et scandinaves, il nous apparaît comme un homme des Lumières, héritier des Encyclopédistes, de Lessing et de la révolution intellectuelle et scientifique du XVIIIe siècle. Pour s'en convaincre, il n'est que de lire ce qu'il nous dit p.50 à propos d'une icône de la Vierge conservée à Kazan et considérée comme protectrice de la cité qu'elle aurait sauvée de la peste: « Voici comment les Lumières sont cachées ici dans une obscurité profonde et les tromperies des prêtres, privilégiées ». Il ajoute que les moines tirent des milliers de roubles de l'ostension de cette image. Dans la même ville, il a visité une mosquée, a été fort bien reçu par le mollah (L'imam) mais il fait preuve de connaissances un peu lacunaires sur l'islam quand il nous dit avoir vu aux murs des étoffes noires ornées d'inscriptions arabes et « rapportées de la Mecque par des pèlerins partis voir le tombeau de Mahomet ». Sa méconnaissance de la religion mongole n'est pas moindre et un lieu de culte lamaïste est pour lui une église (p. 193). Il ne parait pas voir la distinction entre bouddhisme tibétain et chamanisme. Les ovoos (tumuli chamaniques) ne sont pour lui que des tas d'immondices et il s'étonne de voir une jeune femme faire tourner un moulin à prières. La résidence du grand lama d'Ourga (Guison-Tamba) qu'il dénomme kutuchta est l'objet d'une grande vénération. Par ailleurs, il n'en est pas moins soucieux du protocole et se trouve très contrarié de se trouver, à Irkoutsk, mis au même rang que des bourgeois (p. 111).
Le capitaine semble avoir mené un genre de vie plutôt austère et porte des jugements sévères sur les danseuses bouriates dont les saltations lui semblent sans grâce, (danses de l'ours), les chants monotones et sans beauté, et les mœurs assez légères. Nous le voyons refuser les avances de l'une d'elles, probablement recrutée par les soins de son domestique, qui protesta de son innocence. Néanmoins, dans la soirée du 19 novembre, il nous dit avoir reçu une visite particulière. (p. 151) Il s'intéresse assez peu aux populations mais il nous apprend (p. 44), que la langue des Tchouvaches présente des analogies avec le finnois.
Diverses causes ont été mises en avant pour expliquer l'échec de l'ambassade en Chine. Michel Cadot, citant Potocki, estime (p. 9) que le chef de mission, Golovkine, personnage au demeurant très civil et de bonnes mœurs, n'avait aucune des aptitudes requises pour réussir dans la tâche qui lui avait été confiée. Il considère qu'il avait : « Dans le caractère comme dans l'esprit certains côtés qui le rendaient tout à fait impropre, non seulement aux affaires d'Etat mais même à toutes celles qui demandent de la suite et du sérieux ». Homme du monde assez superficiel et sans grande culture, Golovkine avait négligé la lecture des récits de voyages antérieurs, notamment celui de l'Anglais Mac Cartney (1791) qu'il tenait pour un pédant et ceux des missionnaires, qu'il tenait pour des menteurs. Pourtant nous le voyons s'intéresser à l'astronomie et demander quelques leçons à Thesleff. Il pensait qu'un bon cuisinier et de bons vins permettent de résoudre les négociations les plus ardues. (Le steak Chateaubriand fut-il un grand succès diplomatique ?). Golovkine appréciait les parties de boston et de quince, car le personnel de l'ambassade jouait beaucoup, le soir venu, et Thesleff lui-même joua parfois gros jeu et il lui arriva de perdre de fortes sommes. De plus le jeu fut à l'origine de querelles parfois très vives qui faisaient régner une ambiance pénible parmi les membres de l'expédition. Les susceptibilités étaient grandes et le narrateur évoque les cabales et intrigues subalternes auxquelles se livraient ces hommes souvent désœuvrés et nous dit qu'il s'en tenait à l'écart. Cadot estime qu'un comportement plus conciliant du chef de mission eût sans doute permis d'éviter ce qu'il appelle le naufrage de l'ambassade. Tel est aussi l'avis de Thesleff (p. 188). Est-ce bien sûr? Que penser de l'attitude du premier secrétaire Baykoff (Baïkov) qui, devant un plat de pâtisseries chinoises envoyées par le Wang, en prit une et la donna à son chien? (p. 179). Ne peut-on penser qu'un changement était intervenu dans l'esprit des mandarins chinois qui étaient revenus sur leurs intentions premières et avaient mesuré les risques qu'ils encouraient à passer des traités avec la Russie ? (Crainte des traités inégaux). Redonnons la parole à Potocki (cité p. 9) qui a bien vu que le goût de l'apparat et la vanité des courtisans russes étaient la cause première de cet échec « Loin de chercher à connaître le caractère des Chinois, l'on ne parut s'attacher qu'à leur faire voir le côté brillant des mœurs de l'Europe et à les gagner par la séduction de notre luxe..[…]..On ne s'entretint que d'uniformes, de pantalons, de sabres, de coiffures. » L'économie d'ostentation…
La présentation de ce journal de voyage, assez laconique, est excellente: la préface de Michel Cadot, professeur émérite à Paris III, est un modèle de synthèse, mais la traduction n'est pas toujours rédigée dans un français excellent. Les notes sont de grande qualité. (Rappelons toutefois-menue inadvertance- à l'auteur de la note 1 p. 7 qu'Helsingfors est le nom suédois d'Helsinki, qui a depuis lors retrouvé son nom finnois). Le lecteur appréciera la carte de l'itinéraire, les aquarelles et croquis de Thesleff, l'index des noms de personnes.
Toutefois, ceux qui s'intéresseraient de plus près à l'histoire de cette ambassade auraient intérêt à compléter leur information par la lecture d'autres récits (mentionnés en bibliographie), notamment le mémoire de Potocki, édité par Daniel Beauvois.
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