Auteur | René Pommier |
Editeur | Eurédit |
Date | 2014 |
Pages | 101 |
Sujets | Montesquieu , Charles-Louis de Secondat 1689-1755 baron de La Brède et de Et l'esclavage |
Cote | 59.894 |
Ce petit livre constitue une réponse très opportune à un ouvrage de Mme Odile Tobner intitulé Du racisme français, quatre siècles de négrophobie qui a soulevé quelques controverses. Agrégée de Lettres, Mme Tobner est la veuve de l'écrivain camerounais Alexandre Biyidi, connu en littérature sous le nom de Mongo Béti, auteur de divers romans dont les plus connus sont : Le pauvre Christ de Bomba, Mission terminée, Perpétue, et de pamphlets politiques (Main basse sur le Cameroun, Remember Ruben). Elle a collaboré avec son mari dans certaines de ses œuvres, notamment le Dictionnaire de la négritude.
Dans son récent ouvrage, Mme Tobner passe en revue un certain nombre d'auteurs dont les œuvres lui semblent illustrer le racisme et la négrophobie des Français à travers les âges. Parmi ceux-ci, elle a fait figurer Montesquieu en bonne place en appuyant son propos sur un commentaire très spécieux du célèbre chapitre de L'Esprit des Lois (XV, 25) consacré à l'esclavage colonial. Elle refuse d'admettre l'ironie du texte et donc de voir en Montesquieu un adversaire de l'esclavage.
Selon Mme Tobner, le volume de la collection Lagarde et Michard consacré au dix-huitième siècle, très largement utilisé dans les lycées, est à l'origine d'une opinion aujourd'hui répandue, mais fausse, selon laquelle Montesquieu fut opposé à l'esclavage colonial, Lagarde et Michard étant parvenus à démontrer que le texte sur l'esclavage des nègres est empreint d'ironie et de dérision. Pommier observe justement que, contrairement à ce propos, Lagarde et Michard n'ont rien innové en la matière : il cite plusieurs manuels bien antérieurs, dont celui, fort connu, de Chevallier et Audiat et aussi un Précis d'histoire illustrée de la littérature française de E. Abry, P. Crouzet et R. Audic, publié chez l'éditeur Didier en 1942, donc une douzaine d'années avant la collection Lagarde, que nous avons souvent utilisé jadis. Ces auteurs proposent la même interprétation du texte que Lagarde et Michard et il est très facile de remonter plus haut dans le temps. René Pommier cite d'ailleurs d'autres exemples à l'appui de sa démonstration. Mais il fallait bien que Lagarde et Michard eussent leurs détracteurs tout comme, chez les historiens, Mallet et Isaac ont eu les leurs.
La pensée de Montesquieu n'est pas monolithique et n'est pas sous-tendue par la prétention arrogante et naïve de vouloir saisir globalement la réalité. C'est ce que Mme Tobner refuse de voir et elle rejoint apparemment les quelques béotiens (dont un cardinal défunt) qui prétendent que la plupart des philosophes de l'ère des Lumières (avec peut-être une exception pour Condorcet) ont fait le lit des dictateurs du XXe siècle, d'Hitler en particulier. Membre assidu, comme l'abbé de Saint-Pierre, du Club de l'Entresol, qui ne passait pas pour un foyer de la réaction et finit pas être fermé par le pouvoir royal, Montesquieu, qui écrivait : " L'esclavage est contre le Droit naturel par lequel tous les hommes naissent libres et indépendants. Il n'y a que deux sortes de dépendance qui ne lui soient pas contraires, celles des enfants envers leurs pères, celles des citoyens envers leurs magistrats ", qui reprochait aux Espagnols d'avoir introduit au Mexique une furieuse superstition et d'avoir, à Tenochtitlan, réduit des hommes libres en esclavage, ne peut décemment être mis au nombre des partisans de l'esclavage. La même ironie se retrouve dans sa Très humble remontrance aux inquisiteurs d'Espagne et de Portugal. On sait que dès 1752, l'Eglise inscrivit L'Esprit des Lois à l'index, ce qui revenait à attribuer un prix d'excellence à son auteur. Longtemps plus tard, Emile Faguet, porte-parole du conservatisme littéraire, devait dénoncer en Montesquieu un esprit « plus subversif encore que les athées ».
René Pommier, maître de conférences honoraire à la Sorbonne (Paris IV), s'est honoré en prenant la défense de Montesquieu et en dénonçant l'ineptie des positions défendues par Mme Tobner et quelques autres. Ainsi que l'ont bien vu les auteurs du Vocabulaire de l'analyse littéraire (à l'article ironie) : " L'ironie transparait à chaque ligne du texte, Montesquieu imite le discours esclavagiste, le reprend, pour en faire éclater le scandale " Pommier cite également la thèse de Russell Jameson sur Montesquieu et l'esclavage dans laquelle on peut lire; " Au lieu de déclamer contre l'esclavage, il choisit la forme plus efficace de l'ironie " Et Paul Hazard (cité p. 48) écrit pour sa part dans son œuvre magistrale sur la pensée européenne au XVIIIe siècle (dans laquelle il cite quelques passages du chapitre concerné): " La raillerie n'est qu'indignation contenue ". C'est une évidence et il faut être Mme Tobner pour ne pas la discerner.
L'appareil critique (83 notes in fine) est d'une grande richesse et digne de louanges. Qu'il nous soit permis d'objecter à propos de la note 57 que le Dieu de Montesquieu ne ressemble pas à celui de Voltaire. Voltaire n'aimait pas Montesquieu, précisément par ce que son Dieu n'était pas le sien, mais il lui rendait hommage de n'adhérer au fond qu'à une religion, la religion naturelle
Montesquieu ne fut certes pas un révolutionnaire: aristocrate, marchand de vin avisé, il augurait avec appréhension, comme bien d'autres, de l'avenir de la monarchie absolue et, grand admirateur des institutions anglaises, eût souhaité l'avènement en France d'une monarchie tempérée, parlementaire, bicamérale. Il se serait sans doute bien vu siéger dans une chambre haute composée de nobles. Il ne saurait être mis au rang des féodaux attardés par ce qu'il regrettait l'abandon de certaines institutions représentatives de l'Ancienne Monarchie comme les Etats généraux qui auraient pu devenir une ébauche de parlement. On sait qu'Althusser voyait en lui un opposant de droite (à l'Ancien Régime) sans voir qu'il fut un défenseur des Juifs et des femmes (Althusser ne s'est pas fait connaître comme défenseur des femmes…).
Et Pommier remarque justement p. 37 qu'en lançant un appel indirect aux princes de l'Europe, qui font tant de conventions inutiles (pensait-il à Utrecht?), pour qu'ils en fissent une sur l'abolition de l'esclavage, l'auteur de L'Esprit des Lois avait probablement le sentiment qu'il serait un jour entendu.
Paul Bourget nous disait jadis que les classes pauvres souffrent du manque de pain et que les classes riches souffrent du manque d'amour. Sans entrer dans le débat, nous ajouterons que certains intellectuels souffrent du manque d'humour… Et que décidément, ainsi que l'auteur égyptien Ahmed Youssef le fait dire à l'un de ses personnages : la mère des imbéciles sera toujours enceinte…
Basé(e) sur une œuvre à www.academieoutremer.fr.