Auteur | Daniel Rivet |
Editeur | La Découverte |
Date | 2022 |
Pages | 125 |
Sujets | Islam et politique-XXe siècle |
Cote | 65.924 |
En dépit des limites imposées par les normes de la collection, Daniel Rivet livre ici une étude qui est loin d’être sommaire. Les notions les plus importantes, données avec leur translitération arabe (dawla, syâsa, salafiyya, umma …), sont explicitées. Toutes les expériences diverses de l’usage politique de l’islam dans la période étudiée sont répertoriées brièvement, mais avec précision. Aucun des penseurs ayant cherché à théoriser la place de l’islam dans les régimes contemporains n’est négligé, depuis les réformistes du XIXe siècle (Afghani, Abduh), jusqu’aux aux maîtres à penser du jihâd actuel (Saïd Qutb, Mawdudi).
Le livre s’ouvre par une introduction finement problématisée, qui rappelle que l’idéal politique de l’islam au début du XIXe siècle est encore celui du bon souverain, apte à prévenir les factions qui risqueraient de diviser la communauté des croyants, et assurer à celle-ci la primauté à l’intérieur et la sécurité face à l’extérieur. Tous ces éléments préparent assez mal les musulmans à comprendre l’esprit libéral dont se revendiquent, à partir de la révolution industrielle, les pays occidentaux, appuyés sur un expansionnisme des idées autant que des armes et des capitaux.
Le développement se divise en quatre grandes parties dont chacune possède un titre très explicite : « L’islam au défi de la colonisation : fin du XIXe siècle-milieu du XXe » ; « l’insuccès du politique à se séparer du religieux (1920-1970) » ; « l’irruption fracassante de l’islamisme dans les années 1980 » ; « les années 1990 : le glissement dans le néo-fondamentalisme, l’islamo-nationalisme et le terrorisme ». Cette approche chronologique suppose une identité islamique toujours incontournable par les responsables politiques, et en même temps sans cesse retravaillée par les forces sociales des pays qui la revendiquent en fonction des situations que leur impose l’histoire, ce qui interdit aussi bien de « mettre entre parenthèse le religieux » que de tout réduire au seul facteur islamique.
Le point de départ doit-il être caractérisé par la confrontation avec la colonisation, ou bien ne faudrait pas plutôt évoquer le contact brutal des impérialismes européens dès la fin du XVIIIe siècle (conflits de l’empire ottoman avec l’Autriche, la Russie, puis la France, conflit de l’empire moghol des Indes avec l’Angleterre) ? Quoiqu’il en soit, cette confrontation force les élites musulmanes, qu’elles cherchent à défendre leur indépendance, qu’elles soient contraintes à y renoncer, ou qu’elles s’efforcent de la retrouver, à introduire dans leur pratique des modes de gouvernement étrangers à la tradition musulmane, selon des assemblages complexes. Certains sont relativement familiers aux lecteurs français comme les gouvernements de Mustapha Kémal en Turquie et de Bourguiba en Tunisie qui mettent en avant le nationalisme, voire celui des Saoudiens, fondé au contraire sur un islam rigoriste ; mais d’autres le sont moins, notamment le cas du parti religieux masjumi en Indonésie qui tente dans les années 1959 de favoriser une démocratie libérale fondée sur les principes de l’islam. L’échec relatif des modèles nationalistes et socialisants devant les nécessités du développement économique, ou les conditions de la décolonisation (question palestinienne), ou encore la confrontation avec la puissance américaine, renforcent des mouvements révolutionnaires désireux d’imposer à ces modes de gouvernement des principes censés les régénérer par un retour à ce qui serait la vraie tradition islamique.
Certains de ces mouvements réussissent à s’imposer, en s’identifiant à la lutte contre l’étranger, notamment en Iran et en Afghanistan, tandis que l’Arabie profite de sa richesse pétrolière pour diffuser son idéologie rétrograde. En revanche, les tentatives dans le monde arabe, dont la plus célèbre est celle des Frères musulmans égyptiens, échouent pour la plupart dans leur conquête du pouvoir, âprement défendu par les régimes militaires en place. La volonté d’imposer l’islam à la cité prend alors trois formes : soit un ensemble de comportements qui, sans s’attaquer aux institutions, veulent installer l’individu dans le cadre d’une existence réglée par un ensemble de normes et d’obligations contraignantes (cas illustré notamment par la société maghrébine) ; soit un effort pour refonder la nation selon un ensemble de valeurs islamiques dont on l’accuse de s’être éloignée (Turquie du président Erdogan) ; soit l’action terroriste visant à créer un État musulman totalitaire, sur le modèle largement fantasmé du gouvernement du Prophète à Médine (622-632), depuis al-Qaïda jusqu’à Daesh.
La lecture n’amène que de très légères remarques. L’auteur n’a pas eu la place de souligner les conditions économiques et démographiques (sauf une allusion à la montée de la jeunesse, p. 66) qui constituent le défi essentiel auquel sont confrontés les gouvernements du monde musulman. Par ailleurs, le cadre choisi, très large, il est vrai, privilégie l’histoire du monde musulman saisi dans l’aire qui va, classiquement, du monde arabo-berbère à l’Indonésie en passant par le monde turco-iranien. Il n’étudie pas l’islam africain, et moins encore un islam d’Europe dont le poids promet d’être non négligeable (il est vrai cependant que son entrée en scène est un phénomène du XXIe siècle).
Mais il paraît un peu vain de noter les limites d’un travail au total remarquablement mené et auquel on souhaite de nombreux lecteurs.